Foreword by Arkady Rzegocki, Ambassador of the Republic of Poland to the UK, The History Press, 2018, 320pp, ISBN 978-0-75098782-0 -version française: Dermot Turing, ENIGMA, la véritable histoire, traduit de l'anglais par Sébastien Baert, coédition DGSE-DMPA, 280 pp, format 14x22,5, prix 21 €, ISBN 978-2-36942-822-0 (parution: 26 septembre 2019).
Un livre passionnant, qui se lit comme un roman policier ! Il est aussi tout à l’honneur de la famille Turing qui, grâce à Dermote Turing, le neveu d’Alan Turing, a voulu montrer, au-delà de la «légende» et du grossissement médiatique, l’apport réel de son oncle dans le décodage de la fameuse ENIGMA, la machine à «chiffrer» adoptée par l’armée allemande pour ses messages.
Dermote Turing a dépouillé une documentation énorme et complexe puisqu’elle suppose de travailler sur des sources longtemps considérées comme «secret d’État militaire» tant en Angleterre qu’en France ou qu’en Pologne… voire en Allemagne nazie! Quel travail!
Les enjeux politico-militaires sous-jacents sont aussi très clairement évoqués malgré la complexité des situations depuis le rétablissement d’une Pologne indépendante suite à la guerre russo-polonaise de 1920 jusqu’à la situation des code-breakers durant la guerre froide qui suivit celle de 1940-45, voire, jusqu’au décès des principaux acteurs de cette guerre de l’ombre (entre 1950 et 1990).
Tout commence, en effet, avec les services de renseignement (intelligence en anglais) radiophoniques de l’armée nationaliste polonaise qui gagnera la bataille contre l’URSS (encore en formation) principalement grâce à la capture et au décryptage des messages radiophoniques de l’armée russe. À partir de là se constitue un groupe polonais de code-breakers («casseurs de codes»… mais surtout aussi intercepteurs et localisateurs de messages, principalement liés aux ondes hertziennes) qui s’attaquera au principal outil de communication cryptée des différents corps d’armée allemands, l’ENIGMA, dès que la Pologne aura également à faire avec son ennemi de l’Ouest, l’Allemagne!
Au cœur de cette équipe polonaise, Maksymilian Ciężki et Antoni Palluth, deux spécialistes des codes militaires qui repéreront dès 1928 l’utilisation par l’Allemagne, d’une «machine à crypter les messages» qui n’était autre que l’ENIGMA, disponible sur le marché spécialisé depuis 1926. Un nouveau patron de cette cellule de décryptage militaire prendra la tête du groupe à partir de 1930, Gwido Langer. On retrouvera ces trois personnages et une dizaines d’autres jusqu’à la fin de la guerre de 1940-45… voire après encore! Et toujours pour le travail de décryptage des messages ennemis!
Mais à la même date, 1930, Gustave Bertrand, devient l’un des principaux acteurs de la Section du Chiffre, Section D, de l’armée française. Il semble avoir été le grand et principal gestionnaire de ce qui deviendra un réseau de code-breakers comportant: les Français (X), les Anglais (Y) et les Polonais (Z). Dès Mars 1931, Bertrand prend contact avec le groupe de code-breakers polonais et fraternise avec Langer qui parle bien français et qui lui montre et explique l’ENIGMA commerciale qu’ils ont acquise pour comprendre son fonctionnement. Un accord est passé: les Français communiqueront aux code-braekers polonais tout ce qu’ils peuvent récolter d’information sur l’armée allemande et les Polonais communiqueront aux Français tout ce qu’ils peuvent récolter sur les mouvements dans l’armée russe !
C’est à ce point que l’histoire des code-breakers croise celle du grand espionnage et contre-espionnage. Sous le nom de Rex (un certain Rodolphe Lemoine… mais qui a encore d’autres noms de couverture et des identités multiples!!), un agent double français, a le contact avec un membre du Bureau de Renseignement de l’armée allemande, Hans-Thilo Schmidt, dont le frère dirige ce Bureau, et qui, par amour du gain facile, va livrer, contre rétribution, de très nombreux documents qui vont permettre au groupe polonais de comprendre les principes de cryptage allemands de l’ENIGMA. Les premières rencontres entre Rex et Schmidt ont lieu, à partir du 1er Novembre 1931 dans un hôtel de Verviers (Belgique). Le second rendez-vous est ménagé au même endroit par Rex avec Bertrand, le 8 novembre: ce qu’il apporte comme renseignements sur l’ENIGMA et la façon de l’utiliser, est fabuleux. Bertrand va photographier tous ces documents dans la salle de bain de sa chambre à l’hôtel pendant que Rex offre abondance de boissons fortes à sa «taupe»!
Mais au retour de cette expédition, les collègues de l’équipe française de Bertrand pensent que c’est perdre son temps que de tenter de trouver une méthode pour déchiffrer ce qui est envoyé codé au moyen de l’ENIGMA!
De l’autre côté de la Manche, même si la Government Code & Cypher School (GC&CS) de Londres avait acquis une ENIGMA et les droits pour en faire des adaptations dès 1925-26, on pensait aussi que c’était perdre son temps que de chercher une méthode pour décoder les messages créés avec cette machine. Même une présentation des documents photographiés par Bertrand ne font pas bouger John Hessel Tiltman, ni son patron, le génial mais caractériel, Dilly Knox! Suite à ces deux déceptions, Bertrand se retourne vers Langer et le Polish Biuro Szyfrów. Ceux-ci voient immédiatement l’intérêt majeur des documents photographiés par Bertrand!
Pour obtenir des renseignements complémentaires de l’agent-double Schmidt, celui-ci va créer et financer, avec l’aide de Rex et des finances du Renseignement français, une fabrique de savon au nom de Schmidt. Et, désormais, grâce à cette source de renseignements bien couverte, les Français vont suivre, mois après mois, tous les mouvements du réarmement progressif de l’Allemagne, puis les développements militaires liés à l’arrivée au pouvoir d’Hitler et des Nazis!
Pendant ce temps, les Polonais développent, grâce au frère de l’un des leurs, Antoni Palluth (qui mourra en Avril 1945 dans le bombardement de l’usine Henschel de Sachsenhausen qui fabriquait des bombes volantes (V1, V2) et où il faisait du travail forcé après sa capture par la Gestapo en France) qui possède un atelier de production de pièces pour la radiophonie, la première BOMBA simulant le chiffrement de l’ENIGMA et un cyclomètre permettant de repérer les rotations des rotors de l’ENIGMA.
Ces trafics de données confidentielles et les liaisons de Bertrand avec les code-breakers polonais, vont continuer sans interruption jusqu’en 1938. À l’approche de la guerre (1938-39), le chef de la GC&CS anglaise, Wilfred Dunderdale, va officiellement demander à son homologue français, le colonel Rivet (patron de Bertrand) si les français peuvent aider son équipe anglaise. Bertrand n’hésite pas un instant et envoie aux Anglais, entre septembre 1938 et août 1939, 925 Rapports sur tout ce qu’il connaît du domaine du chiffre en direction de l’Allemagne!
Ces renseignements ne suffisent pas aux Anglais qui jusqu’ici ne se sont pas intéressés à l’ENIGMA. Dilly Knox veut en savoir plus. Bertrand va arranger une rencontre entre l’Anglais et le groupe des Polonais. Ceux-ci sont déstabilisés dans leurs travaux sur l’ENIGMA, car, en fin 1938, les Allemands ont ajouté deux «rotors» à leur ENIGMA militaire et une procédure de ré-initialisation des rotors à chaque message. Le taux de déchiffrement passe rapidement de 75 % à 10 % de réussite!
Bertrand se rend compte que, pour vaincre l’ENIGMA, il faut plus de moyens humains. Pourquoi ne pas créer une collaboration tripartite: Français, Anglais, Polonais? Cette alliance sera signée le 18 janvier 1939. «Pour plus de commodité et de discrétion, il est proposé d’utiliser désormais les abréviations suivantes: X=Paris, Y=Londres, Z=Varsovie» propose Rivet (le patron de Bertrand) (p.116).
L’agent double allemand Schmidt continue d’informer Bertrand et prévient les Français d’une ouverture d’hostilités en 1939. Le 30 juin 1939, les Polonais signalent qu’ils ont du nouveau. Bertrand invite à une nouvelle conférence tripartite à Varsovie à laquelle Knox va se rendre avec des pieds de plombs disant qu’il n’avait rien appris de la précédente! La rencontre se tient à l’hôtel Bristol à Varsovie le 26 juillet 1939. C’est de là que Bertrand et les anglais sont introduits par les Polonais dans le bunker secret du Pyry où ils pourront voir fonctionner les BOMBA polonaises et où ils se verront expliquer les méthodes polonaises de décodage des messages. Après quelques agacements, Knox doit se rendre à l’évidence: les Polonais ont raison!
Dès qu’il rentre en Angleterre, Knox va expliquer ce qu’il a vu et compris chez les Polonais à son jeune assistant, Alan Turing. Alan Turing a été engagé à la CS&SC à l’été 1938. Il a été envoyé suivre un cours sur l’ENIGMA en Janvier 1939. Knox lui transfère les informations polonaises et les plans de la BOMBA polonaise à la fin de l’été 1939. La Pologne est envahie par l’Allemagne en Septembre 1939. Au même moment, l’Angleterre crée une cellule secrète pour le Renseignement, à Bletchley Park au Nord de Londres, où Knox et Turing doivent prendre leurs quartiers. Turing va immédiatement se mettre à réfléchir à une machine pour décoder dans l’esprit de la BOMBA polonaise qu’il va améliorer. Son travail n’aurait pu être aussi rapide sans l’apport des Polonais en l’honneur desquels il va appeler les machines créées pour Bletchley Park des BOMBE. Elles seront fabriquées par centaines à partir de 1940.
Au moment de la reddition de la Pologne, les code-breakers polonais vont fuir clandestinement à travers la Roumanie pour rejoindre Bertrand et son équipe en France en Octobre 1939. Et Turing est envoyé pour les rencontrer à Paris. Les premiers déchiffrements de messages militaires allemands codés par l’ENIGMA sont déchiffrés à Bletchley Park le 17 janvier 1940. Cela sera fêté à Paris par Bertrand, Turing, Flowers et les Polonais!
Bertrand va alors regrouper son équipe de code-breackers polonais au château de Vignoles à Grats-Armainvilliers pas loin de Paris, sous le nom de code de PC-Bruno. Cette équipe fournit à l’Angleterre de très nombreux messages sur les mouvements de l’armée allemande. Un prototype de BOMBE anglaise arrive à Bletchley Park le 18 Mars 1940. Mais il reste indispensable pour les code-breakers anglais d’utiliser complémentairement les feuilles de coordonnées alphabétiques tels que le Polonais Zygalski les avait mises au point!
L’Allemagne envahit la France au printemps 1940. Le 23 Juin, la guerre est finie et l’armistice est signée à Compiègne le 11 novembre. La France est coupée en deux : partie occupée et partie «libre» de Vichy! Les Polonais vont alors décider de «poursuivre le combat»! Et tout en restant apparemment (et effectivement pour leur financement) sous les ordres de Bertrand, ils vont se replier sur la France libre jusqu’en 1943-44, non sans avoir créé une cellule à Alger. Et ils continueront à informer Londres jusqu’au moment où ils devront fuir ou être faits prisonniers par la Gestapo suite à l’invasion du Sud de la France par l’Allemagne.
Avec d’énormes difficultés d’allégeance: pour qui travaillent-ils? La France qui les héberge et les paye? La Pologne, dont le QG de résistance se trouve à Londres? L’Angleterre pour laquelle ils se sont habitués à récolter l’information?
Très étonnamment, l’alliance X+Y+Z se maintiendra jusqu’à la fin de la guerre et la libération d’une Pologne qui va passer, à nouveau réduite, sous la férule du Communisme russe! Vers la fin de la guerre, si les code-breakers polonais récoltaient quelques milliers de messages par mois avec l’outillage minimum dont ils disposaient, les Anglais, qui avaient construit des centaines de BOMBE, décodaient des milliers de messages quotidiennement. Ce qui reste, après 1945, des code-breakers polonais, va servir les alliés grâce à leurs connaissances du russe pour toute la période de la guerre froide. En Angleterre, ils auront leur centre spécialisé en décodage des messages russes à Felden au Nord de Londres, la Radio Intelligence Company.
La plupart étaient des rescapés d’emprisonnement par la Gestapo suite à la trahison de l’agent-double Rex qui dévoilera tous les acteurs de cette triple alliance quand il sera lui-même mis à la question. Même Bertrand sera arrêté par la Gestapo à laquelle il arrivera à faire croire qu’il pourrait jouer pour eux l’agent double en direction des Anglais – ce qu’on le laissa faire et qu’il profita de convertir, dès son arrivée en Angleterre, en une allégeance à la France Libre et au Général De Gaule qui le mettra à la tête du nouveau Service de Renseignement français!
Dans ce thriller historique, la figure la plus étonnante, globalement, reste celle de Gustave Bertrand (1896-1976) qui écrivit, en 1973, Enigma ou la plus grande énigme de la guerre 1939-1945, publié chez Plon et traduit en anglais en 1984. Ce livre ouvrira la voie au dévoilement progressif des différents «secrets défenses» qui ont entouré les équipes anglaises, françaises et polonaises qui ont contribué au déchiffrement des messages cryptés par l’ENIGMA!
Des Notes abondantes, deux cahiers de photographies fort intéressants et un Appendice technique décrivant les principales technique de décryptage des Polonais, complètent ce remarquable ensemble d’informations.
Un grand merci à Dermote Turing pour ce récit précis et passionnant!
R.-Ferdinand Poswick