Au bon article de Wikipédia sur les musées consacrés à l'informatique et à son histoire, une visite de terrain faite entre le 19 et le 27 novembre 2013 permet d'ajouter l'état actuel de la muséographie du domaine informatique sur la côte Est des États-Unis et de donner un visage humain à cet aspect de la culture naissante de l'écriture électronique.
Gordon Bell avait créé, avec sa femme Gwen, à partir de 1975, le DEC Museum Project qui s'établit en 1979 à Boston. Lorsqu'il quitta Boston pour aller travailler en Californie chez Microsoft, il décida de transférer, en 1996-1997, l'essentiel de la collection qui lui appartenait, dans un nouveau musée en cours de création à Mountain View – par hasard juste à côté des bureaux de Micfrosoft et de Google! Ces éléments ont constitué la base du Computer History Museum (1401 N Shoreline Blvd, Mountain View, CA 94043, USA – tél: 1.650.810.1010). Ce Musée constitue actuellement la référence des muséographes professionnels (voir: Isabelle Astic et Pierre Paradinas, Vers un Musée de l'informatique et de la société numérique en France, colloque organisé par le CNAM en novembre 2012). Le musée n'expose que 10% de ses stocks qui sont conservés dans un entrepôt à quelques kilomètres.
L'on ressent donc une perte sur la côte Est des États-Unis, et particulièrement à Boston où Mary Hopper, professeure à la Northeastern University de Boston et créatrice depuis une dizaine d'années d'une collection d'anciens ordinateurs surtout dans la ligne d'Apple rassemblés dans son association Digital Den, a convoqué, au printemps de 2013, tous ceux qui pouvaient avoir un intérêt à la renaissance d'un Musée de l'informatique significatif à Boston. Elle cherche donc des fonds, mais il semble que son projet d'installer ce musée dans des espaces du métro de Boston serait trop ambitieux financièrement.
À l'autre bout des lieux attractifs de la côte Est, il y avait, à Washington, une section du National Museum of American History, géré par le réseau des Musées de la Smitsonian Institution, qui présentait l'histoire des technologies de la communication. Cette section est actuellement fermée et en restructuration complète sous la direction de Paul E. Ceruzzi, actuel conservateur du Musée National de l'Air et de l'Espace à Washington. Une réouverture est prévue pour 2015. Et, en attendant, une seule vitrine évoque cette section au sous-sol du Musée d'Histoire de l'Amérique. Elle présente le premier rak de serveurs mis en œuvre par Larry Page et Sergey Brin, les fondateurs de Google. C'est ce que dit le personnel d'accueil: depuis que Google existe, on ne pouvait plus laisser l'ancienne présentation des technologies de l'information!
Voilà pour l'institutionnel dont les lobbies drainent les grants et donations des grands acteurs économiques du secteur pour les associer à des financements fédéraux ou autres. Mais à côté de ces projets fondés sur l'argent et sur l'académisme universitaire, deux petits centres se battent pour assurer la préservation des traces de l'histoire de l'informatique dans ce pays, et plus spécialement sur la côte Est: le Rhodes Island Computer Museum (RICM) à North Kingstown (RI) et le MARCH (Mid-Atlantic Retro Computing Hobbyists) au sein du complexe InfoAge à Camp Evans (Wall, NJ).
Le principal coordinateur et animateur du RICM est Dan Berman, un ingénieur des Ponts et chaussées de l'État de Rhodes Island. Pas encore à la retraite, il consacre une bonne partie de ses loisirs à la préparation du Musée. Son émule du New Jersey (voir plus bas) dira que son entreprise n'a rien d'un musée et qu'il s'agit seulement d'une accumulation de matériels et autres artéfacts liés à l'histoire de l'informatique.
L'apparence pourrait lui donner raison. Pour trouver l'implantation du RICM, il faut s'engager dans un site d'entrepôts industriels. Seul un petit drapeau “RICM - open” signale la porte d'entrée de cette section de hangar où le RICM loue, pour 12.000 US$ par an, quelques 600m² d'un hangar de plus de 2.000m² partagé avec d'autres locataires. Ce hangar n'est pas chauffé. Aussi Dan Berman avait prévenu: “Vêtez-vous chaudement! Il n'y a pas de chauffage!”. Effectivement, à cette époque de l'année, on est heureux d'avoir chapeau et écharpe en plus d'un manteau bien chaud pour suivre Dan dans son labyrinthe de stockage. Car il s'agit d'un labyrinthe d'étagères, souvent très hautes, où sont entassés des ordinateurs et des éléments de configurations informatiques (écrans, claviers, etc) de tous genres – avec un important legs venant de WANG qui avait ses quartiers généraux à Rhodes Island à l'époque de ses réussites! Mais il y a de tout, et en de nombreux exemplaires, y compris 3 ou 4 modèles de CRAY. Et, au milieu de tout cela, on trouve une zone de présentation où sont rassemblés quelques exemplaires en fonctionnement d'ordinateurs de différentes époques du développement de l'informatique. Cela ressemble plus à un atelier de réparation d'anciens ordinateurs qu'à une salle de présentation muséale. Les bénévoles travaillent d'ailleurs à la restauration d'anciens ordinateurs pour les faire fonctionner et les visiteurs sont invités à s'asseoir et à tester les modèles accessibles. Cependant la puissance électrique disponible ne permet pas actuellement de faire fonctionner les ordinateurs les plus puissants. Mais le club de bénévoles qui aide Dan est soucieux de mettre régulièrement sous tension la plupart des machines qu'ils savent en état de fonctionnement. Cet état est d'ailleurs vérifié et testé au moment où machines et artéfacts leur sont apportés. Une fiche d'entrée (voir Annexe 1) est alors constituée qui signale, outre un bref descriptif, l'origine et l'état du matériel en cours d'incorporation. Ainsi un inventaire sommaire est constitué à mesure des arrivages. Si, après examen, la pièce n'est pas intéressante ou trop répétitive par rapport à ce qui existe déjà, et qu'ils peuvent en disposer (donations sans spécifications), le matériel est mis dans une zone du même hangar louée et gérée par un brocanteur à qui ces matériels sont vendus. Celui-ci les revend en entier ou en récupérant les matériaux coûteux (or, cuivre, etc...). Toute cette accumulation ne souffre-t-elle pas dans ce hangar glacé dont l'un des grand volets permettant l'accès des camions est ouvert au froid à l'autre bout du hangar, là où, pendant notre visite, un autre locataire s'affaire sur d'anciennes voitures de collection? Le froid ne fait pas souffrir ces matériels selon Dan Berman. L'ennemi, c'est l'humidité. Et donc, l'été est plus dangereux pour cela. En été ils actionnent de puissants ventilateurs pour dissiper le risque d'humidité. Et comment font-ils pour payer tout cela? Tout est géré par une douzaine de bénévoles. Ils proposent leurs services aux écoles et bibliothèques et se déplacent avec l'un ou l'autre témoin ancien de l'informatique pour aller expliquer l'histoire des ordinateurs et leur fonctionnement aux enfants, notamment avec le programme Scratch (sur Linux) et le tout récent et pédagogique Raspberry pour une approche très ludique. Cela leur rapporte un peu d'argent. Mais il reçoivent également quelques donations en plus des objets qu'ils revendent à leur co-locataire brocanteur. Une bonne source de revenus est la location d'anciens ordinateurs à l'industrie cinématographique qui a besoin de reconstituer des décors crédibles; cela rapporte bien: 3.000 US$ pour le prêt de 6 mois d'un vieux rak IBM! Dan Berman et ses compagnons cherchent, notamment auprès de la municipalité, un bâtiment plus convenable pour installer et le stock et de vraies salles de musée. Dan Berman connaît les projets de Mary Hopper, mais il n'y croit pas trop, bien qu'il ait été avec ses collègues au festival d'anciens ordinateurs qu'elle avait organisé il y a 6 mois. Il se sent plus proche de la démarche du musée de l'InfoAge qui sera déjà prévenu par lui de notre passage à travers Facebook à peine nous serons partis!
L'InfoAge – Science History Learning Center and Museum est situé à Camp Evans (près de Wall sur la côte atlantique du New Jersey au Sud de New York). C'est un ancien site militaire où Marconi en personne a construit plusieurs bâtiments où étaient abrités ses laboratoires et où il a préparé ses expériences de Téléphonie Sans Fil (T.S.F.). Autour de ce noyau, l'armée américaine a développé tout un complexe de recherche militaire qui fut à l'origine, notamment, des premiers radars, des premières liaisons satellites ou encore des tests de liaison avec le sol lunaire. Ce centre connu sous le nom de Camp Evans a été abandonné par l'armée dans les années 1990ss. Il a été cédé à la commune de Wall en 1996. Celle-ci a accepté que s'y installent différents groupes de hobbyistes réunis sous le label d'InfoAge: chercheurs d'épaves maritimes, historiens de la radio, et, finalement, à partir de 2005, un Computer Group qui s'est constitué sous le nom de MARCH (Mid-Atlantic Retro Computing Hobbyists). Le complexe, quelque peu négligé et donnant une impression d'abandon, a cependant pu être classé comme “National historic Landmark”, une reconnaissance méritée et obtenue par InfoAge qui en assure la gestion globale. Les éléments immobiliers (constructions imposantes en briques rouges de Marconi et baraquements militaires approchant les 20.000m²) sont mis à disposition des différents groupes muséaux pour 1 dollar symbolique par an. Mais, pour le reste, chaque groupement géré de façon autonome, doit chercher les fonds pour se développer et subvenir aux besoins des espaces et des locaux qu'il occupe.
Evans Koblentz qui nous reçoit est un geek indépendant (il écrit pour des magazines d'informatique). Il anime le groupe d'une cinquantaine de bénévoles (dont 10 plus “accros”) qui travaillent épisodiquement sur le site (venant de toute la côte Est). Mais ils n'ouvrent le “musée” (4 pièces aménagées dans la baraque physiquement reliées avec le bâtiment Marconi et où il y a un peu de chauffage) que le Dimanche après-midi ou sur rendez-vous. Pour gagner un peu d'argent, ils organisent des événements, notamment une grande animation pour Halloween en automne et un “Vintage Computer Festival” au printemps (le prochain aura lieu les 4, 5, 6 avril 2014 avec participation de quelques grands pionniers de l'informatique comme “key speakers”). Le projet est également soutenu par un groupe de quelques 400 amis qui aident financièrement et viennent, à l'occasion, donner un coup de main.
Deux implantations actuellement: la partie montrable du musée dans la baraque proche du bâtiment Marconi, les stocks dans un des 16 grands hangars situés un peu plus loin sur le site. Dans le premier bâtiment MARCH a installé 4 salles visitables avec des machines en état de fonctionnement pour les plus récentes ... et de moins en moins en fonctionnement quand on remonte dans l'histoire. De très bonnes notices de présentation sont affichées au mur pour chaque groupe de machines. Mais visiblement Evans Koblentz considère que les visites doivent être guidées et que, dans ce cas, il vaut mieux de petits groupes. S'il a de 10 à 20 visiteurs par Dimanche, il semble satisfait. Il leur demande une participation de 5US$.
Evans nous montre avec fierté les traces reconstituées de MOBIDIK, qu'il qualifie de “premier ordinateur portable”: il s'agissait d'un ordinateur IBM de première génération installé dans un camion militaire et dont on a encore les descriptions et quelques photos! Nous avons pu visiter également les stocks du groupe MARCH. Ici pas d'inventaire, mais un rangement dans des étagères mobiles où tout est à hauteur d'homme, avec indication sommaire des éléments stockés sur chacune. Les acquisitions sont assez sélectives. Le bâtiment n'est pas chauffé, mais, si le toit (abîmé par la dernière tempête) peut être remis en état, l'espace est largement suffisant pour créer un beau musée et des stocks bien inventoriés. Les différentes “salles” du musée sont déjà dans la tête d'Evans et de ses émules. Ceux-ci savent qu'ils ne sont pas des commerciaux, ni des académiques, mais ils sont tous des convaincus compétents et croient qu'à force de patience et de lobbying, le musée verra le jour.
Ce que nous retirons de ces visites et de ces informations, c'est que la préservation des patrimoines informatiques sur la côte Est des États-Unis en fin 2013, est largement dans la main de bénévoles hobbyistes et de l'imagination de lobbyistes qui doivent avec patience tenter d'obtenir des financements principalement à caractère local. Le site de Camp Evans, comme site militaire historique, mériterait une mise en ordre et une présentation (soutenue par les budgets militaires astronomiques de ce grand pays?) qui rapprocherait ce site de la qualité de Bletcheley Park à Londres! Le nom de Marconi appellerait ce devoir de mémoire!
R.-F. Poswick