François Bodart, professeur émérite Unamur, ancien directeur général de l’Agence Wallonne des Télécommunications.
Laurent Philippe, docteur en sciences, consultant en informatique bancaire
Depuis plus d’un an, les grands quotidiens et hebdomadaires abordent à tour de rôle le sujet des robots prédateurs: «Vont-ils prendre nos emplois?». Ce titre est un raccourci médiatique: les robots mobiles ne sont qu’un aspect de la 2° révolution numérique. Celle-ci dont le début se situe à la fin du siècle dernier est construite sur des technologies (Intelligence artificielle, captures du mouvement, robots mobiles, objets communicants, web 2.0, virtualisation) devenues performantes par la poursuite de l’évolution exponentielle de la puissance des microprocesseurs et des télécommunications. Sa caractéristique principale repose sur la combinaison innovante de ces technologies donnant lieu à des produits et services nouveaux qui peuvent eux-mêmes être réutilisés dans de nouvelles combinaisons créatrices de nouveaux produits et services et ce à l’infini (1). Ce sera le cas, par exemple, de la combinaison évolutive: smartphone, GPS, optimisation de parcours en temps réel en cas de bouchon, calcul d’un itinéraire multimodal, réservation et achats de billets, paiement pas SMS, accès contact-less à un véhicule de location, etc… Une autre illustration est celle de la technologie «Big data» en vogue actuellement. Elle repose sur l’exploration continue de sources d’informations hétérogènes (banques de données internes et externes, sites web, réseaux sociaux, objets communicants,…) pour alimenter un entrepôt de données. Celles-ci seront criblées et analysées en temps réel par des logiciels d’intelligence artificielle en vue d’y découvrir des régularités qui seront exploitées par des outils d’aide à la décision avec réinjection des résultats dans l’entrepôt.
Il y a une différence radicale entre les deux révolutions: la première procédait à l’automatisation des tâches routinières manuelles (dans l’industrie) ou intellectuelles (automatisation de masse dans le monde des services), la seconde étend son champ d’application aux tâches non-routinières manuelles ou cognitives (activités de perception, d’expertise, de diagnostic, de conseil, de décision et de création). La seule limite à l’automatisation de ces tâches réside dans le recueil suffisant de données!
La 2° révolution numérique, s’adressant à tous les secteurs d’activité, soulève au plan sociétal des questions cruciales dont 4 sont schématiquement présentées.
Est-elle porteuse d’une croissance économique?
Deux vues s’opposent: l’une pessimiste, l’autre optimiste. L’économiste R.J. Gordon considère que les découvertes en TI des 10 dernières années sont une des 4 causes du caractère structurel de la faible croissance de l’économie américaine : elles ne contribuent pas à la satisfaction de besoins essentiels. E. Brynjolfsson et A .McAfee, quoique défendant une thèse résolument optimiste, admettent que l’innovation demande un délai avant d’agir sur la croissance ; soit au-delà de la décennie actuelle!
Est-elle porteuse d’une destruction constructive de l’emploi?
On peut en douter! Les recherches menées au MIT et à Oxford (2) évaluent qu’à l’horizon 2025-2030 elle pourrait causer une destruction de plus de 40% des métiers actuels. Dans certains secteurs ce processus est déjà en cours! Ainsi, le secteur bancaire procède à des restructurations importantes qui passent inaperçues par le non-remplacement des départs à la retraite des baby-boomers. En outre, avec la mise en place du «Big data», la quasi-totalité des tâches du back office et du front office bancaire deviendraient automatisables. Alors que la faible croissance économique actuelle ne donnera pas lieu à une embauche compensatoire dans les métiers non touchés par l’automatisation! En tenant compte des spécificités d’autres secteurs - assurances, distribution, transport, logistique,…- des constats similaires y sont applicables.
Cependant, pour des raisons de compétitivité, nos entreprises doivent impérativement recourir aux technologies de cette 2° révolution. En particulier, c’est absolument vital pour les entreprises soumises à la concurrence internationale et pour les PME. Ce qui explique que la 2° révolution numérique soit devenue un enjeu de géopolitique : concurrence entre les Régions, les Pays, les blocs mondiaux; le Plan Marshall 4.0 en est une illustration.
Sur base des recherches mentionnées, n’y aurait-il pas lieu d’établir, dans les filières sensibles à l’emploi, des monographies de terrain analysant les métiers qui seraient automatisables: à quel horizon, dans quel contexte économique, avec quels impacts possibles, comment sauvegarder les savoir-faire uniques de l’être humain? En Région wallonne, dans la cadre du Plan Marshall 4.0, l’AWTIC, l’AEI et le Forem pourraient procéder à ces évaluations, en collaboration avec les représentants des filières, y compris celles du secteur public.
Est-elle porteuse de nouvelles activités?
Comme mentionné elle apporte potentiellement, dès à présent, la création illimitée de produits et services nouveaux, le seul frein à celle-ci étant la créativité. Le problème est que personne ne peut identifier les applications qui pourraient être un succès économique! Ce qui implique des activités de recherche complémentaires: la découverte d’usages innovants pour ces nouveaux produits et services, l’identification des nouveaux métiers et des formations qu’ils requièrent. Quand découvrira-t-on un usage des Google Glasses répondant à un besoin essentiel et porteur d’un marché significatif?
En se plaçant sous l’angle de la demande, il devient impératif d’analyser les lieux porteurs de nouveaux besoins (assistance aux personnes, services collectifs, économie collaborative, convergence avec les biotechnologies, les neurosciences et les nanotechnologies,…) et d’organiser les formations de reconversion des personnes en perte d’emploi.
Ces perspectives ne pourront être rencontrées qu’avec l’émergence d’une culture de la créativité à tous les niveaux d’enseignement, d’une culture du risque et de l’acceptation de l’échec ainsi que le financement de la prise de risques.
Le secteur public est-il concerné?
Indubitablement! Même s’il n’a pas encore intégré la dimension majeure de la 1° révolution numérique, celle de l’intégration des processus administratifs tant internes qu’externes, faute d’avoir adapté les réglementations, les procédures et les structures d’organisation! Certes, à côté des échecs patents tels que l’informatisation de la Justice il y a le succès du Tax-on-web, de l’e-Tutelle ou du Plonemeeting. Mais quand disposerons-nous: d’une gestion transversale des administrations communales; de guichets virtuels uniques dotés de formulaires génériques; d’une gestion des administrations publiques fondées sur le «Citizen Relationship Management» à l’image du «Customer Relationship Management» des entreprises; d’un management des organismes publics basé sur la définition et l’alignement des stratégies politiques, organisationnelles et informatiques; d’une véritable pédagogie de proximité utilisant les Technologies de l’Information à tous les niveaux de l’enseignement; du partage des énormes coûts logiciels des différentes mutualités alors que toutes ont les mêmes structures et sont régies par les mêmes réglementations,…?
Dans le secteur public, comme ailleurs, la majorité des tâches administratives et de gestion seraient automatisables. Certes, n’étant pas soumises à la concurrence il n’y a pas d’impératif de rentabilité. Par contre, il y a un impératif d’efficacité, d’économies et de créativité dans la définition de nouveaux métiers à valeur ajoutée pour compenser la destruction de l’emploi public!
Y vaincre la résistance au changement pose un autre problème majeur de gouvernance: créer une proposition de valeur qui rencontre à la fois les intérêts des agents, des politiques et des citoyens!
Enfin, il faut être conscient que des citoyens baignés dans la culture de l’interactivité n’accepteront plus que le politique sollicite leur avis uniquement tous les 5 ans! Au niveau d’une aire urbaine, créer un Big data alimenté par les pouvoirs publics et les citoyens serait une opportunité d’implication citoyenne constructive.
Les questions posées soulèvent des enjeux majeurs qui, faute d’être résolus, risquent de conduire à une destruction des fondements du modèle social. Croire que la réponse à ces questions relève du long terme serait illusoire. Il faut espérer qu’elles seront prises en compte par le Conseil du Numérique récemment créé en Région wallonne et que le programme du plan Marshall 4.0 prévu pour l’été 2015 y apportera des éléments de réponse permettant de transformer une menace en une opportunité.
François Bodart & Laurent Philippe
(1) La prolifération des applis de tous genres et sur tous types de devices en est la parfaite illustration.
(2) E. Brynjolfsson, A. McAfee “The second machine age”, Norton; C.B. Frey, MA Osborne “The future of employment: how jobs are susceptible of computerization” www.oxfordmartin.ox.ac.uk; J.Bowles “The computerization of European jobs” www.bruegel.org. ING Focus, “De technologische revolutie in België”, février 2015