Merci, cher Gilbert, pour ta contribution très complète et très interpellante sur l'intelligence artificielle, sa nature exacte, ses développements, ses potentialités et ses limites ►Une introduction à l'I.A.!
Pour un Symposium qui s'est tenu à Paris en novembre 1991 et à un moment où les développements des “systèmes experts” étaient en plein essor, on m'avait demandé une intervention sur le sujet. En parcourant le résumé de ce texte, je me suis dit qu'il pouvait peut-être t'intéresser et intéresser également ceux qui viennent prendre connaissance de notre Magazine en ligne.
Volontairement et parce que cela correspondait mieux au profil de mes intérêts et de mes compétences, mon propos se situe plus du côté de l'anthropologie ou de la réflexion philosophique que du côté de l'analyse purement technique.
Qu'est-ce que l'intelligence et jusqu'où pourrait-on la simuler artificiellement?
En effet, les recherches en Intelligence Artificielle (I.A. ou A.I.) ont le mérite d'obliger les chercheurs à mieux définir, voire même à revoir fondamentalement, ce qui constitue la réalité humaine habituellement nommée “intelligence” (voir: R.-F. Poswick dans Les Chemins du Texte, Paris-Genève, 1990; id., Intelligence artificielle: une modification du comportement humain, 11e Congrès International de Cybernétique, Namur, 25-29 août 1986; J.-L. Le Moigne, Intelligence des mécanismes, Mécanismes des Intelligences, Paris, 1986).
En reproduisant certains mécanismes jusqu'il y a peu confinés aux activités mentales de l'être humain, les machines logiques électroniques, au-delà de leurs réussites en “performance” (cf. J. Berleur, Langage Naturel et Intelligence Artificielle: Quelques Réflexions Épistémologiques, 3e Conférence de l'Association Internationale Bible et Informatique, Tübingen, 26-30 août 1991) ont donné à espérer qu'on puisse “simuler” de façon presque illimitée l'intelligence humaine (cf. Marvin Minsky, Schank, etc.).
L'intelligence dans une vision trop individualiste de l'humain
Notre culture baigne encore dans une conception moniste de l'intelligence. Même si toutes les traditions qui ont fondé notre culture ont toujours reconnu des “niveaux” ou “éléments” divers pour décrire ce que le commun des mortels appelait “intelligence” (pour les sémites: le cœur, les reins, l'esprit, l'âme, le corps; pour les grecs le corps et l'âme; puis avec des développements: la raison, la mémoire, l'intuition; ou encore, les cinq sens; et plus près de nous: le cerveau reptilien, le néocortex, les hémisphères gauche et droite; etc…).
Pour l'homme occidental, le principe unificateur se trouve dans l'intelligence logico-rationnelle (tant pour les fanatiques de la déesse Raison que pour les relativiste-darwinistes de la croissance, cf. Piaget). Avec toujours, une limitation: “il y a en moi deux lois: celle de l'Esprit et celle de la chair… malheureux homme que je suis” (Paul de Tarse); “le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas” (Blaise Pascal). Une limitation à laquelle se heurte le discours scientifique le plus rigoureux et le plus critique aujourd'hui (cf. Jacques Courcier, Science et herméneutique, RSPT, 75, 1991).
S'il y a incontestablement une unité de fait de chaque individu humain, il y a, de façon évidente et encore insuffisamment mise en valeur et explorée pour elle-même, une frange de l'individualité qui n'existe qu'en tant que vecteur relationnel (éducation, inter-personne, socialisation – cf. Levinas). Quelle part d'“intelligence” n'existe que sous forme d'“interstance” (cf. J. Laloup, Interstances: communiquer dans l'autre sens, Louvain, 1984)?
D'autre part, à l'intérieur même du microcosme limité par l'enveloppe physique de l'individu, est-on bien sûr qu'il n'y a qu'un seul système d'“intelligence”? fonctionne-t-il de façon hiérarchisée? Ne s'agit-il pas plutôt de “processeurs parallèles” plus ou moins bien coordonnés, plus ou moins bien développés, et dont l'intervention dans l'acte d'intelligence dépend de la nature des stimuli, de l'environnement et de la situation? La théorie des intelligences multiples…
La théorie des “intelligences multiples” (Multiples Intelligences – M.I.) de Howard Gardner (Frames of Mind, New York, 1983, 1985) constitue une proposition qui va assez loin dans ce sens et qui sert de base à ma réflexion.
Enfin, dans une perspective diachronique (historique?) appelée par la frange “interstancielle” et par les développements diversifiés dans l'espace et dans le temps que permet d'expliquer la théorie des “intelligences multiples”, il y a probablement, à ce point du développement critique de l'humain en situation d'intelligence, des “familles d'esprit” qui mettent en relation des individus pour lesquels la forme, le fonctionnement et l'expression de l'intelligence sont divers (cf. Jousse; J. Neusner, Why No Science in Judaism? New Orleans, 1987; H. Atlan, Éducation et Vérité : entre raison scientifique et méthode talmudique, Esprit, septembre 1991).
…et son utilisation pour la recherche en Intelligence Artificielle
Quelles conséquences l'adoption franche d'une théorie des intelligences multiples pourrait-elle avoir sur le développement des recherches en Intelligence Artificielle (cf. Cl. Rémy, Intelligence Artificielle Distribuée, Micro-Systèmes, septembre 1991)?
Risquons quelques hypothèses:
1. Tous les progrès en “performances” dans des domaines divers de simulation électronique de comportements intelligents, peuvent et doivent être spécialisés et pointus.
2. Il n'y a pas de l'“intelligence artificielle”, mais bien des prothèses à diverses formes d'intelligence humaine.
3. Le principe d'unité serait à chercher du côté de la communication, car le roseau pensant pris individuellement est étymologiquement et constitutionnellement “idiot”.
4. L'écriture électronique, aujourd'hui et demain, serait le “symbole” de cette communication et son principe de cohérence dans la mesure où, par ailleurs, elle intègre des potentialités d'expression plus diversifiées et plus étendues que l'écriture alphabétique et linguistico-rationnelle.
Si cette vision peut avoir quelque fécondité, elle ne pourra se déployer que sur base d'un système “ouvert” à l'au-delà de la performance et donc franchement irréversible (flèche du temps, humanisation, hominisation, trans-humanité – cf. R.-F. Poswick, De l'homo sapiens à l'homo creativus ou électronique : informatique et humanisme, Bulletin de l'Union des Ingénieurs de Louvain, mai 1991).
Conclusion: …encore et toujours la quête du spécifique humain!
Voilà, mon cher Gilbert, ce que je pensais il y a 25 ans! Tout ce que j'ai lu – (voir le compte-rendu du livre de Jean-Claude Heudin, Les Créatures artificielles. Des Automates aux Mondes virtuels. Paris, Odile Jacob, 2008, 496 pages dans la présente livraison de NAM-IP Infos ou encore Nils J. Nilsson, The Quest for Artificial Intelligence, A History of Ideas and Achievements, Cambridge University Press, 2010, 562 pages, qui sera recensé dans la prochaine livraison) –, et tout ce que j'ai entendu dans ce domaine depuis plus de 25 ans n'a fait que renforcer ma conviction:
1. que personne n'a encore défini ce qu'est l'intelligence;
2. que ce que tu nommes la “conscience” est un des éléments de la définition du spécifique humain dans l'ordre de l'intelligence – tout comme le souvenir par rapport à la mémoire, ou le jugement par rapport au raisonnement, ou la connaissance par rapport à l'information, ou la relation par rapport à la communication –;
3. que l'on pourra simuler par l'écriture et la logique électroniques de très nombreux comportements intelligents, mais pas celui qui fait de nous des humains… et
4. qu'il faut trouver, je pense, dans le domaine du “relationnel”, – domaine encore trop peu exploré du fait de notre trajectoire intellectuelle “occidentale” excessivement individualiste –, les pistes d'une vraie progression tant de la conscience que des prothèses électroniques qui permettront un développement de l'humanité selon sa spécificité!
R.-Ferdinand Poswick