▲ NAM-IP/Infos

NAM-IP Infos 2016/4 – Recherche
Teilhard de Chardin et l'informatique

La mutation d'humanité en cours du fait de l'adoption planétaire de l'écriture électronique/numérique demande des prises de conscience à la hauteur des changements humains rendus possibles par cette adoption galopante et englobante.

Parmi ces prises de conscience, la possibilité d'une transformation de l'humain (transformation soit individuelle, soit collective, la seconde impliquant la première) n'est plus un rêve ou une illusion de savant fou. La maîtrise de l'ADN, le contrôle des fœtus, les remplacements ou régénérations de cellules, l'adjonction de prothèses autres que celles pour la vue ou l'ouïe qui existent depuis longtemps sous forme analogique, le contrôle social de plus en plus contraignant… toutes ces avancées qui se cumulent aux vitesses permises par les ordinateurs et les réseaux de communication qui y sont liés, rendent ces avancées vers un «autre» humain de plus en plus probables.

Face à cette évolution, la position «apocalyptique» au sens négatif (précipitation vers une extinction de l'humanité) est une hypothèse qu'on ne peut écarter. Elle est dangereuse. Elle pourrait, en effet, pousser des individus ou des groupes d'individus vers une anticipation de ce type d'extinction sous prétexte de ne pas vouloir la laisser vivre à l'humanité comme une agonie dont on ne pourrait prévoir ni la durée ni la pénibilité. Il s'agit donc d'une vision suicidaire dont la version «douce» pourrait être celle de refuser toutes les propositions de transformation de l'humain ou de ses modes de relations.

La seule alternative serait donc d'anticiper les transformations d'humanité en apportant aux chercheurs des technologies de transformation, des visions et des intuitions qui puissent les aider à mettre en place les structures qui mènent à une humanité augmentée dans le sens du meilleur de ce que l'humain a pu développer jusqu'à ce jour. Cela suppose d'abord de décrire et développer l'éventail de ce qui fait spécifiquement l'humain et, ensuite, d'éveiller les consciences des chercheurs à ces valeurs de façon scientifiquement justifiables.

Le travail est encore très largement à faire. Je connais peu de travaux proposant de façon rationnelle le «spécifique humain» évalué à l'aune de ce que l'intelligence artificielle (et donc l'informatique et les ordinateurs) développe comme simulation ou prothèse d'humanité.

J'ai déjà suggéré que le raisonnement et le jugement, la mémoire et le souvenir, la communication et la relation, l'intelligence et la conscience sont des binômes portant sur des facultés d'intelligence mais où seul le second terme est spécifiquement humain, le premier étant parfaitement «programmable» avec les moyens logiciels et matériels existants.

Mais, au-delà d'un inventaire sectoriel systématique du spécifique humain, la vision globale d'une humanité augmentée telle que les trans-humanistes tentent de la développer, suppose de valider une vision de cette humanité du futur qui ait quelque chance de correspondre aux réalités des évolutions que l'on a pu constater dans l'univers qui nous entoure et qui nous a produit.

Eric Steinhart, de la William Paterson University (New Jersey, USA) a bien décrit les points de rencontre possibles entre les chercheurs en trans-humanisme, ‒ dont les plus connus se regroupent autour des recherches de la Singularity University (Mountain View, Californie, USA) animée principalement par R. Kurzweil, ‒ et une perspective fondée sur une vision chrétienne de l'humanité, à travers son article Teilhard de Chardin and Transhumanism publié dans Journal of Evolution and Technology, Vol. 20/1, Dec. 2008, pp. 1-22.

Dans son article il remplace la vision de Teilhard d'une sorte d'innervation planétaire de l'humanité (la «noosphère») attirée par une «humanisation» supérieure au-delà du temps et de l'espace, par celle d'une extension universelle des développements de l'informatique.

Teilhard a-t-il pu avoir quelque chose de cette transposition dans son imaginaire quand il décrivait l'évolution de l'humanité dans les dernières années de sa vie?

Au-delà des textes cités avec pertinence par Steinhart, je voudrais soumettre ici à l'attention de tous ceux qui se préoccupent de ces questions, une page lumineuse et passionnante écrite par Teilhard de Chardin après janvier 1950 (il mourra en 1955) et que l'on peut trouver aux pages 4282-4283 de Pierre Teilhard de Chardin, L’œuvre scientifique, tome X, Walter-Verlag, 1971.

«Machines à combiner et super-cerveaux. Plus silencieusement, mais aussi irrésistiblement que les piles à uranium et le radar, les grandes machines à calculer (apparues elles aussi sous la pression de la dernière guerre) continuent à grandir en Amérique (Voir Time, 23 janvier 1950), plus révolutionnaires encore dans les changements humains qu'elles préparent que notre récente mainmise sur l'énergie atomique elle-même.

Après «Bessie» (née à Harvard en 1944), après Mark I, après Mark II, voici maintenant Mark III, la petite dernière: chaque nouvelle fille plus brillante que sa mère pour l'ampleur de sa «mémoire» électro-magnétique, pour la rapidité de ses opérations, et pour la complexité des calculs qu'elle sait continuer jusqu'au bout, infailliblement. Machines entièrement électroniques, où toutes les combinaisons possibles d'un nombre assez grand de variables pour faire reculer les plus habiles équipes de calculateurs se trouvent automatiquement essayées et triées dans un temps record. Prévisions météorologiques et financières; propriétés à attendre de tel ou tel édifice moléculaire chimique; possibilités mécaniques propres à tel ou tel type d'avion fonctionnant sous divers régimes; etc… etc… Tout y passe. En cent heures, des résultats numériques sont obtenus qui eussent exigés un siècle d'efforts! sous la seule condition que, dans chaque cas, les données du problème aient été préalablement formulées en une arithmétique binaire spéciale, où tous les chiffres (si grand soient-ils) s'expriment en zéros et 1 (c'est-à-dire électriquement, en «stops» et en «tops»).

Présentement, pareil travail revient encore fort cher. Il y a 700.000 pièces chez «Bessie». Mark III a coûté 500.000 dollars. Et l'usage commercial d'une machine similaire se paye actuellement 300 dollars l'heure. Mais tout indique que ces prix vont baisser rapidement sous le double effet des perfectionnements continuels de la fabrication et de la montée de la demande.

De toute évidence – et de la même façon que l'optique et la photographie sont devenus, en un siècle, l'extension normale de notre vision – les nouvelles machines à combiner s'apprêtent, par leurs neurones électroniques, à former le prolongement normal et généralisé de notre cerveau: prodigieux amplificateurs et accélérateurs de notre pouvoir, non plus seulement de voir, mais de penser…

Il serait naturellement puéril (pour toutes sortent de raisons biologiques) d'imaginer, comme certains romanciers, que, à une date qui inévitablement se rapproche, le cerveau mécanique d'une «Bessie» perfectionnée, et munie d'appendices automatiques, finisse par se détacher de son auteur jusqu'à attaquer et asservir l'imprudent qui l'aura conçu et réalisé.

Mais il ne serait pas moins anti-scientifique, semble-t-il, de craindre que, par suite de la multiplication des «Bessie» et des «Mark» , l'homme ne laisse peu à peu s'engourdir et régresser son propre système nerveux. Dans le cas des nouvelles machines à triturer les idées et les nombres (exactement comme dans celui des machines à travailler la matière), la fonction des automatismes artificiellement créés par la Vie réfléchie ne saurait être que de dégager – et cette fois à un niveau jamais atteint – une masse nouvelle d'énergie psychique libre; énergie immédiatement transformable en quelque forme plus haute encore de comprendre et d'imaginer».

Si l'on met cette page en relation avec ses dernières préoccupations qui ont porté sur les phénomènes de «socialisation» de l'humanité comme signe d'une de ces convergences d'évolution aptes à structurer une nouvelle forme de «complexité» dans la ligne générale de l'évolution qui va des atomes au vivant, du vivant à l'humain et de l'humain à l'humanité unifiée, je pense que Teilhard a saisi, à leur naissance, les potentialités de ce qui n'était pas encore appelé l'informatique, pour l'évolution positive de l'humanité!

R.-Ferdinand Poswick