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NAM-IP Infos 2017/4 – Recherche
Konrad Zuse, pionnier méconnu de l’histoire des machines à calculer

L’exposition temporaire ‘Codes & couleurs – Turing & Zuse’ est l’occasion de mettre en évidence la contribution, souvent ignorée du grand public, du Berlinois Konrad Zuse, en la replaçant en amont de l’histoire de l’émergence de l’ordinateur (et donc de l’informatique) et en en montrant la singularité.

Commençons par proposer quelques définitions.

Une ‘machine à calculer digitale’ (calculator / calculating machine) est un outil sophistiqué, capable d’effectuer automatiquement le report des 'retenues‘.

Un ‘calculateur’ (computer) est une machine à calculer avec ‘programme’.

Un ‘calculateur universel’ est, par définition, capable d’effectuer automatiquement n'importe quelle séquence d'opérations arithmétiques.

Un ‘ordinateur’ (au sens strict) (stored program computer) est, selon les informaticiens, un calculateur universel dont le programme est mis en mémoire centrale lors de son exécution, tout comme les données. Ce concept fut mis par écrit pour la première fois, aux U.S.A., en juin 1945, sous la plume de John von Neumann, Américain (né en Hongrie).

Venons-en à la vie de Zuse. Il nait à Berlin le 22 juin 1910. Ses ancêtres sont vraisemblablement des Huguenots qui ont émigré de France sous le nom de ‘Suze’. Son père est employé à la poste. Konrad se montre passionné de mécanique, dès son jeune âge: il construit une grue alors qu’il n’était qu’adolescent. Et à la même époque, dans un dessin intitulé ‘ma chambre’, il se représente lui-même, assis à la renverse sur une chaise, sous sa grue que le plafond empêche de déployer complétement. Il est en effet aussi bon dessinateur et peintre, à ses heures. Il entreprend des études d’ingénieur civil à l’Université Technique de Berlin-Charlottenburg. Esprit très inventif, il réalise à cette époque un distributeur automatique avec un mécanisme de change. Il apprend aussi «comment réaliser des calculs statiques répétitifs nécessaires pour construire des structures telles que des ponts» et se prend à rêver d’automatiser ces calculs. Il commence dès 1933 (ou 1934 selon un document retrouvé par son fils) à concevoir un calculateur universel. Il obtient son diplôme en 1935 puis quitte l’Université. Il entre alors directement chez Henschel Flugzeugwerke (Compagnie d’aviation) à Berlin. Mais, dès 1936, il abandonne ce travail pour créer un ‘atelier d’inventeur’ dans le salon de l’appartement de ses parents à Berlin et se consacrer entièrement à la fabrication de calculateurs universels.

Les machines réalisées par Zuse ont d’abord été désignés par l’acronyme ‘V’ [Versuchsmodell] puis ultérieurement par ’Z’ [Zuse]. Les caractéristiques techniques des calculateurs universels projetés depuis 1934 (au plus tard) et réalisés par K. Zuse avant 1945 sont les suivantes : ·

0 Séparation des fonctions de mémoire et de calcul. Il faut noter à ce sujet que Babbage avait déjà eu, au XIXe siècle, la même idée pour son projet de Machine analytique mais que Zuse l’a ignoré jusqu’en 1937.

1 Recours à l’arithmétique en ‘virgule flottante’ (sauf dans la Z2), de façon à faciliter la précision dans les calculs avec des nombres très petits ou très grands. A nouveau ici, Zuse réinvente, à son insu, une solution déjà trouvée par Torres y Quevedo en 1914.

2 Recours au système binaire inspiré des idées de Leibniz (XVIIe – XVIIIe s.) pour la représentation des données (dans la mémoire et dans le processeur) et des séquences d’instructions (c’est-à-dire du programme) ainsi que pour la réalisation des opérations arithmétiques. Le support du programme est toujours, dans les calculateurs de Zuse, une pellicule cinématographique de réemploi.

 

Ces trois caractéristiques conjuguées distinguent les machines à calculer construites par Zuse des autres calculateurs des années 40 et elles se révéleront être des choix d’avenir. Il faut noter cependant, que la vitesse de calcul des calculateurs électromécaniques, très inférieure à celle des machines électroniques, n’a évidemment pas incité Zuse à envisager la possibilité de mettre le programme en mémoire centrale.

 

Entre 1939 – 1941, Zuse construit sa ‘Z3’. Cette dernière constitue la première réalisation mondiale d’un calculateur universel fonctionnant correctement mais elle est demeurée longtemps inconnue de la communauté scientifique. Sa mémoire et son processeur sont électromécaniques (recourant à des relais téléphoniques de seconde main). Elle a été détruite à la fin de la guerre par un bombardement aérien. Une réplique en a été réalisée en 1960-61 par K. Zuse lui-même et se trouve actuellement au Deutsches Museum de Munich.

En 1940, Zuse fonde une société: la Zuse Apparatebau.

Dès 1941, il projette un protoptype de ‘Z4’, petit calculateur universel qu’il a l’intention de faire construire par milliers dans sa société, à destination de bureaux d’ingénieurs et d’instituts scientifiques. Cette double caractéristique distingue aussi les calculateurs de Zuse des mastodontes construits aux USA (pour calculer les trajectoires des obus) et en Grande Bretagne (pour décoder les messages allemands). La construction de cette machine, à mémoire mécanique et processeur électromécanique, commence en 1942. En 1945, le prototype est déménagé de nuit et dans un camion militaire, avec son concepteur, de Berlin vers Göttingen. Ensuite Zuse (avec sa famille) et la Z4 déménagent dans le village alpin de Hinterstein.

Et c’est là que, de 1945 à 1946, face à l’impossibilité de restaurer la Z4 qui a été endommagée, Zuse achève un travail théorique (élaboré à partir d’idées qu’il avait commencé à avoir à partir de 1938): la mise au point du Plankalkül. Il s’agit du premier langage (de programmation) ‘de haut niveau’ de l’histoire, très différent de ceux qui vont lui succéder. Il est, par définition, utilisable sans connaissance des caractéristiques matérielles du calculateur employé. Il permet de formuler des programmes non triviaux de type non numérique (ex. jeu d’échec). Le manuscrit final en est daté de 1946 (mais il ne sera publié intégralement qu’en 1972).

En 1949 Zuse déménage à Neukirchen (à 120 km au N. de Francfort) et y fait reconstruire son entreprise rebaptisée ‘Zuse KG’. Cette dernière doit affronter une croissance (trop) rapide ce qui oblige à un nouveau déménagement, cette fois à Bad Hersfeld (à 15 km au N. de Neukirchen). Vers 1960, des difficultés essentiellement liées au coût de la réalisation des logiciels amènent la Zuse KG dans une situation financière critique alors que n’existe pas de possibilité d’aide de l’Etat allemand à l’époque. C’est ainsi que l’entreprise Zuse KG est finalement rachetée par Siemens en 1967.

Quant à la Z4, elle aboutira, après diverses péripéties, d’abord, en 1950 à l’ETH (Eidgenössische Technische Hochschule) de Zürich puis finalement au Deutsches Museum de Munich.

Et K. Zuse ? En 1995, il vient à Namur pour y recevoir le Prix de l'Association internationale de cybernétique et il décède en décembre de cette même année.

Après avoir été ignoré puis longtemps méconnu, il est actuellement mondialement reconnu comme pionnier tant au niveau matériel que logiciel et logiciel de la (pré)histoire de l’informatique.

Marie d’Udekem-Gevers
marie.gevers@unamur.be
Faculté d’informatique Université de Namur
Novembre 2017

Bibliographie

Zuse Konrad 1993, The computer – My Life
Zuse Horst, The Life and Work of Konrad Zuse