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Dermot Turing, Prof Alan Turing decoded. A Biography by Dermot Turing, The History Press, 2015, 320 pages, ISBN 978-1-84165-643-4

La dernière phrase de l'excellente biographie proposée par le neveu d'Alan Turing résume avec délicatesse la vérité de l'homme qu'il a décrite avec une grande honnêteté, avec une précision scientifique remarquable et avec un humour qui exprime une hauteur de vue digne de l'homme et du savant que fut Alan Turing:

«On doit se rappeler que la vie d'Alan Turing n'a pas été gouvernée par sa sexualité (sauf peut-être vers la fin de sa vie). Sa passion dominante était pour ses idées. Ce sont elles qui demandent qu'on se souvienne de lui et qu'on lui rende justice» (p. 306).

De nombreux documents originaux sont cités ou illustrent les pages de cette biographie écrite avec amour et respect.

Jeunesse

Né le 21 juin 1912, (cadet d'un frère John – père de Dermot – né aux Indes en 1908) , enfant ballotté entre ses vrais parents «à l'étranger» et une famille d'accueil, Alan Matisson Turing est un gamin difficile, mais curieux de tout. Contrairement à son père, il devient un marathonien sportif. Enfant, il aime «inventer» (un porte-plume réservoir en 1923). Il aime faire du vélo, y compris des excursions dangereuses pour son âge comme un périple de Southampton à son école de Sherborne (100 km) les 2 et 3 mai 1926, à cause d'une grève des cheminots. Il a alors 14 ans. Mais son écriture est épouvantable.

À Sherborne, sa high school, il trouve un peu plus d'enseignement des sciences qu'à la petite école antérieure, une high school décrite avec sensibilité par Dermot qui y a été lui-même élève dans les années 1970. Si Alan est «très bon en mathématique» et semble avoir «une très forte puissance de raisonnement» (rapport scolaire de 1927)… Alan est associable.

En septembre 1928, il se lie d'amitié avec un condisciple, Christopher Morcom, qui partage avec lui des rêves scientifiques. Mais Morcom meurt de tuberculose en février 1930. Les résultats d'Alan à la Public School sont médiocres: «Il préfère inventer des recherches plutôt que de résoudre correctement celles qui lui sont demandées». Il installe un pendule de Foucault dans la cage d'escalier de la maison-internat où il vit. Il met en formule algébrique humoristique les chances de réussir un examen. Les parents de son logeur créent un prix en sciences. Alan Turing le gagne en 1930 et 1931.

À 18 ans, il obtient une bourse pour étudier les maths au Kings College à Cambridge. Familialement, il s'attache à la mère de Christopher Morcom, Isobel, et voyage avec la famille durant les vacances.

À Cambridge, il rencontre David Champernowne avec lequel il écrira un programme pour un jeu d'échec en 1928. Le milieu de Cambridge convient à Alan car l'homosexualité y est cultivée, avec grande discrétion, mais avec des références raffinées à la culture grecque en ce domaine.

Alan suit ce qui se passe avec la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne et va en vacances en Autriche et en Allemagne en 1934. Il connaît assez d'allemand pour lire le livre de John von Neumann Mathematische Grundlagen der Quantenmechanik. En mars 1935, il est accepté comme «fellow» au Kings College et peut donc y continuer une carrière de chercheur.

Jeune mathématicien brillant

C'est là que le Professeur M.H.A. Newman provoque chez Alan Turing une réflexion sur le «calculable» dans la lignée des réflexions d'Alfred North Whitehead, un «ancien» de son collège de Sherborne qui écrivit avec Bertrand Russell les Principia Mathematica (1910-1913) qui seront suivis des travaux de David Hilbert (1920) et de Kurt Gödel (1931). Cette réflexion aboutira à son premier article scientifique On computable numbers, with an application to the Entscheidungsproblem» (1936). Il a alors 24 ans. Cet article propose une vision de mécanique universelle du calcul que l'on appellera plus tard la «machine de Turing»: son idée d'une machine à calculer universelle.

C'est alors qu'il reçoit une bourse pour l'Université de Princeton (USA) où il part le 23 septembre 1936. Là, il fait connaissance du Professeur von Neumann, futur auteur d'un rapport décisif sur la structure de machines à calculer universelles et programmables (computers). Il travaille aussi avec le mathématicien Alonzo Church.

Si, avant de partir, il a enseigné le jeu de «Go» à Mme Morcom, on possède aussi de lui 27 lettres écrites à sa mère Sara Turing. Lors de sa deuxième année à Princeton, il construit, avec des «relais», un «multiplicateur électrique». Il pressent la guerre qui approche et s'intéresse à la cryptologie en inventant un code indécodable! Il rédige une thèse avec A. Church sur la «logique ordinale» dans laquelle il tente de réintroduire de l'intuition (l'«oracle») dans la pure logique. Sa thèse est acceptée le 17 mai 1938 et il reçoit son doctorat en juin.

Se battre contre l'Enigma

Rentré en Angleterre il aide à loger et donner du travail à de jeunes juifs qui ont fui l'Allemagne après Munich et la «Nuit de Cristal» des nazis. Et, dès l'été 1938, il est accosté par le Foreign Office et sollicité pour signer l'Official Secrets Act qui le classe parmi les «agents secrets» du Royaume Uni. Il suit alors quelques cours de cryptologie au Government Code & Cypher School où il entend parler de l'Enigma.

Mais, plus intéressant pour le développement de ses idées, il assiste aux 31 cours de logique mathématique donnés à Cambridge au début de 1939 par Wittgenstein.

C'est à cette époque qu'avec le frère d'un chercheur connu à Princeton, il tente de construire une machine pour calculer sur 80 roues de calcul l'hypothèse logico-mathématique de Reeman.

Dès l'invasion de la Pologne par l'Allemagne (1er septembre 1939), Alan Turing va travailler sur le décryptage des Enigma allemandes à Bletchley Park.

Malgré certains succès, le renforcement des Enigma par les Allemands dès le 1er février 1942 remet le décryptage anglais en difficulté. Alan Turing est alors envoyé aux États-Unis pour tenter de créer une synergie avec les recherches cryptologiques américaines. Il arrive à New York le 13 novembre 1942. Mais on a peine à suivre son travail durant toute cette période tant la loi du «secret» était forte pour le travailleur de Bletchley Park. Aux USA il rencontre le Canadien Bayly qui travaille sur le codage du code binaire utilisé par les télétypes Baudet-Murray. Mais les autres contacts avec les chercheurs cryptologues militaires américains sont ardus malgré son titre de «Docteur» de Princeton qui lui ouvre certaines portes.

Après de longues négociations secrètes, il peut enfin avoir accès aux recherches sur le cryptage téléphonique (19 janvier-mars 1943) qui deviendra sa principale tâche en Angleterre dans les mois suivants. Aux Bell Laboratories il rencontre Claude Shannon, auteur d'une thèse sur l'algèbre booléenne, convaincu que l'utilisation de circuits électriques peut aider à résoudre des problèmes de logique-mathématique. Mais son laboratoire ne sera pas accessible à Alan Turing.

Un accord est trouvé entre USA et UK pour l'installation d'une machine pour sécuriser les conversations téléphoniques transatlantiques de 50 tonnes demandant 13 opérateurs.

Création de Delilah et du Collossus

 Rentré au printemps 1943 à Bletchley Park, il valide l'accord USA/UK et se met à travailler à la protection des messages «télétypes» tout en continuant à créer une machine plus légère pour les codages téléphoniques. C'est son projet «Delilah» (Dalila) qu'il décrit en juin 1943. Pour ce projet il s'adjoint un jeune mathématicien de Cambridge, Robin Gandy, qui deviendra un ami proche. Mais le projet Delilah restera sans suite… on peut mieux le comprendre sur base du jugement d'un de ses collaborateurs d'alors:

«Alan Turing était intrigué par tous les types de machines, qu'elles soient abstraites ou concrètes, et ses amis pensaient que ce serait mieux qu'il s'en tienne aux mécanismes abstraits, mais cela ne lui convenait pas. Il n'était pas doué pour la réalisation concrète d'idées abstraites… mais il aimait faire cela».

Une autre machine à crypter allemande est alors soumise à l'analyse pour décryptage par le Professeur Newman, (juif allemand qui avait fuit le nazisme): la Schlüsselzusatz (appelée la «Fish» à Bletchley Park). Il invente une machine qu'on appellera «Heath Robinson» et qui travaillera avec des compteurs électriques ultra-rapides lisant des messages sur des bandes de télétype. Mais le plan vraiment efficace, utilisant des tubes à vide, sera l'œuvre d'un autre collègue et ami d'Alan Turing: Tommy Flowers. Son prototype de ce qui devient le «Colossus» commence à travailler en décembre 1943. Flowers et Turing, sur base des «clefs» (interrupteurs) qui exercent les fonctions «AND» et «OR» commencent à rêver d'une «machine à calculer universelle».

C'est à la même époque qu'Alan Turing imagine le programme d'automatisation du jeu d'échecs qu'il publiera en 1950.

Les premiers ordinateurs

Dès l'Armistice (8 mai 1945), Flower et Turing sont désignés pour faire partie du «Target Intelligence Committee – TICOM» et ils reçoivent un ordre de mission le 1er juillet 1945 pour aller explorer l'avancement de la recherche allemande au Laboratorium Feuerstein à Ebermannstadt près de Nuremberg où ils ont à faire au Professeur Oskar Vierling. Alan Turing fera un rapport très critique sur ce qu'il a vu là! On sait qu'avant de partir pour cette mission, il avait lu le rapport de son professeur de Princeton von Neumann First Draft of a Report on the EDVAC. Dès la fin de 1943, son équipe avait commencé à travailler à la Moore School de Philadelphie au projet d'Electronic Numerical Intergrator And Computer – ENIAC, une machine à calculer électronique qui ne sera opérationnelle qu'en 1945.

La «machine logique» appelée aussi «machine de Turing», décrite dans son travail sur les Computable Numbers, esquisse déjà l'idée que données et programme sont dans le même système – ce qui sera l'idée de base de la structure von Neumann du futur «ordinateur» (données et programmes en mémoire centrale = architecture de von Neumann).

J. M. Womerslay qui est nommé à la tête du National Physical Laboratory (NPL) en Angleterre, visite IBM et l'ENIAC et s'exclame «C'est Turing en hardware!». Il cherche à engager Alan Turing au NPL, ce qui est fait en septembre 1945 en vue de la construction de l'ACE (Automatic Computing Engine). Alan Turing fait un rapport complétant tous les points qui manquent au rapport de von Neumann: mémoires, fonctions mathématiques, contrôle logique, interfaces et programmation (avec des exemples de programmation).

Début 1947, Alan Turing donne quelques conférences sur les machines intelligentes. Mais le travail au NPL devient tendu et le patron presse Alan Turing de retourner à Cambridge pour enseigner. Dans son article Intelligent Machinery (septembre 1947) il décrit son robot intelligent et cinq champs d'application immédiatement possibles. Le papier est jugé farfelu par son patron du NPL, Charles Darwin (petit-fils de l'autre). Il ne sera publié que 20 ans plus tard!

Le sportif de haut niveau

Mais, durant toute cette période, c'est le cross au niveau olympique qui semble une des principales activités d'Alan Turing: il court 26 miles en 2h46'3'' en 1947 et fait partie des athlètes olympiques du Club de Walton dont il sera le vice-président de 1949 à 1954. Un des membres du club le décrit ainsi:

En y repensant, c'était le type du professeur absent-minded . Il avait l'air différent des autres athlètes; il était mal habillé: avec des habits de qualité mais mal ajustés. Il utilisait une cravate pour tenir son pantalon; s'il portait une cravate, le nœud n'était jamais correctement fait et ses cheveux étaient juste coiffés en arrière. Il était très populaire auprès des copains, mais ce n'était pas «l'un d'entre eux». Il avait un étrange caractère: d'un genre très réservé; mais il se mêlait aisément à n'importe quel type de groupe. Il était même membre de notre Comité. Nous n'avions aucune idée de ce qu'il avait fait et du grand homme qu'il était. Nous n'avons pas réalisé quoi que ce soit avant que l'affaire de l'Enigma ne devienne publique. Nous ne savions même pas où il travaillait jusqu'au moment où il demande si Walton allait s'affronter pour un match avec le NPL. C'était la première fois que j'étais sur le terrain. Une autre fois, comme nous partions pour notre toute première rencontre à l'étranger, à Nimègue en Hollande, et qu'il ne pouvait pas venir, il me donna 5 livres sterling (c'était beaucoup à l'époque) et il me dit: Achète de ma part une boisson pour les gars!

Le premier ordinateur à Manchester

Mais la carrière d'Alan Turing se précise quand son ancien collègue de Bletchley Park, Newman, chef du laboratoire de l'Université de Manchester (qui avait développé un petit ordinateur opérationnel en 1947, le Baby) va l'appeler pour développer une Computing machinery à Manchester, comme il en avait écrit son intention à von Neumann le 8 février 1946.

Newman avait obtenu qu'on transporte vers son laboratoire les éléments de 2 Colossus et 7 tonnes de matériels devenus inutiles à Bletchley Park (dont un millier de résistances et de condensateurs). Il obtient également un sérieux financement de la Royal Society. Avec Turing, il engage F.C. Williams qui avait convaincu de remplacer, pour les mémoires de traitements, les mercury delay fragiles et lents par des cathode ray tubes (CRT). Alan Turing arrive à Manchester en mai 1948 où il devient le «Deputy Director of the Royal Society Computing Machines Laboratory» de Manchester avec titre et salaire de Professeur. Il s'installe à Manchester où il achète une maison.

Il va faire fonctionner, avec sa programmation et l'invention d'une bande perforée en papier pour entrer programmes et données en mémoire, le successeur du Manchester Baby.

 Williams décrit ainsi le travail avec cette machine:

«Notre première machine n'avait pas de mécanisme pour introduire des données, à l'exception d'une technique qui permettait d'introduire des chiffres dans la mémoire à des emplacements prévus. Elle n'avait pas non plus de mécanisme de sortie: les réponses étaient directement sur le tube à rayon cathodique (CRT) qui testait la mémoire. C'est là que Turing apporta, de mon point de vue, une contribution ingénieuse. Il spécifia les facilités minimum que nous devrions avoir pour entrer des données dans la machine sous forme d'une bande de papier avec des perforations à 5 trous, et la même chose pour la sortie des résultats» (p. 214).

 

Précurseur de l'idée d'intelligence artificielle

C'est à cette époque qu'une interview d'Alan Turing dans The Times sur le thème du mechanical brain (le cerveau mécanique) fait controverse auprès de la société bien pensante qui y trouve une atteinte à l'humanisme chrétien. Geoffroy Jefferson attaque le laboratoire de Manchester en affirmant qu'une machine ne pourrait ni écrire un sonnet ni composer une symphonie. Newman et Turing défendent le travail de leur laboratoire. Mais il semble qu'Alan Turing n'est pas très heureux dans sa communication, y compris lors d'un colloque à Cambridge où il se moque un peu de l'assemblée en inscrivant ses calculs à l'envers sur le tableau noir. C'est dans la foulées de ces controverses qu'Alan Turing publie le second article, après celui sur les Computable Numbers (et donc la «Machine de Turing»), qui le rendront célèbre, Computing machinery and Intelligence qu'il publie dans une revue philosophique Mind en 1950. C'est dans cet article qu'il décrit ce qui sera connu comme le Test de Turing:

“si, à l'aveugle, une machine peut répondre sans être reconnue comme machine à des propos d'un humain, n'est-ce pas la preuve que la machine est « intelligente » ?” Et A. Turing d'affirmer « I believe that at the end of the century the use of words and general educated opinion will have altered so much that we will be able to speak of machines thinking without expecting to be contradicted » (p. 223). «Je pense qu'à la fin du siècle l'utilisation des mots et l'opinion des gens bien formés auront tellement changé qu'on pourra parler de machines qui réfléchissent sans s'attendre à être contredit».

Sur ce sujet, il aura un débat contradictoire avec Jefferson à la BBC 3 en janvier 1952 et en présence de Newman.

Mais entre-temps, au-delà du Baby un vrai ordinateur est construit au laboratoire de Manchester: ce sera le Mark I dont Alan Turing rédige le manuel de programmation.

Application à la morphogenèse

Norbert Wiener avait publié son ouvrage sur la Cybernetic en 1948: Cybernetics or control and communication in the animal and the machine. Il est en relation proche avec von Neumann et Shannon. Wiener cite Alan Turing dans son livre et discute avec lui, quand il travaillait encore au NPL, d'une machina ratiocinatrix: une «machine à raisonner». Dans l'esprit du livre de Wiener se crée en Angleterre le Ratio Club dans lequel Alan Turing est invité comme mathématicien. Il en deviendra un membre assidu et un conférencier régulier. Dans ce cadre, et en lien avec des travaux sur la reconnaissance des formes (Pattern recognition), il explique à John Young ses idées sur la Morphogenèse (la logique du développement biologique) ou comment les neurones peuvent s'associer pour créer un circuit. Newman et Bertrand Russel proposent Alan Turing comme membre de la Royal Society dans laquelle il est élu en mars 1951 et où il publie en août 1952 The chemical basis of morphogenesis.

Mais la mort arrive trop tôt

Mais, suite à une aventure homosexuelle qui a mal tourné - (l'homosexualité prouvée est encore un «crime» en Angleterre à cette époque) -, Alan Turing est condamné le 31 mars 1952 à une lourde peine de thérapie hormonale et psychanalytique.

Le 9 mars 1953 il donne une conférence à son ancien collège de Sherborne sur l'Electronic Brain.

Le 11 février 1954 il écrit, sur des cartes postales, ses «volontés» à son ami Robin Gandy.

Le lundi 6 juin 1954 on le retrouve mort à son domicile. Il s'agit d'un suicide, longtemps occulté par la conviction de sa mère qu'il s'agissait d'un accident et par le silence qui entourera sa personne jusqu'à sa réhabilitation et sa mythisation récente!

R.-F. Poswick