Pourquoi évoquer cette figure dans NAM-IP/INFO ?
La Collection léguée par l’asbl Informatique & Bible au Fonds Informatique Pionnière en Belgique lors de la clôture des activités de cette asbl à Maredsous (Belgique) n’aurait pas existé si les Frères (bénédictins) R.-Ferdinand Poswick et Éric de Borchgrave n’avaient pas rencontré, en 1968-1970, à l’initiative du P. Georges (Paul) Passelecq leur ami, David et Lydia Hirschberg. À la question: «la réalisation d’une Concordance thématique de toute la Bible pourrait-elle être facilitée par un recours à l’informatique?», David et Lydia Hirschberg ont tous deux répond: oui… mais à condition de ne pas confier la programmation à des programmeurs de l’époque, trop exclusivement plongés dans les maths ou les pures statistiques et autres! Et c’est eux encore, qui, dans la suite, furent une aide précieuse et efficace pour faire entrer les deux moines bénédictins dans le monde de l’informatique appliquée aux textes et documents: introduction aux formations données par IBM à Bruxelles; accès aux salles-machine puissamment équipées de la CGER-ASLK à Bruxelles. David Hirschberg était alors conseiller scientifique d’IBM-Belgium, tandis que Lydia Hirschberg avait fondé, en 1964, le Centre de Linguistique automatique appliquée à l’Université Libre de Bruxelles. On ne pouvait trouver meilleurs coach(s) en Belgique à l’époque comme on pourra le voir!
Circonstance et occasion de cette «mémoire»
Lydia Hirschberg est décédée à Waterloo le 28 juin 2018. Quatre années après son mari David.
Il m’a semblé important pour ce lieu de mémoire qu’est le Computer Museum NAM-IP, de marquer ce départ pour que la présence de toute l’application pionnière d’Informatique & Bible au cœur de ce musée technologique soit expliquée et fondée dans le cadre des personnes qui ont eu un rôle séminal pour son existence. Ce devoir de mémoire est au cœur même de toute démarche muséographique. Et cet hommage était du à celle qui fut également une pionnière en ces domaines pour la Belgique!
Le terreau familial
Lydia Hirschberg s’appelait Lydia Némirovsky à sa naissance, le 2 novembre 1923, à Kichinev en Bessarabie (Moldavie) sous contrôle roumain. Elle était donc originellement de nationalité roumaine. Et sa langue maternelle était le russe. Elle arrive à Bruxelles en août 1929 avec ses parents Siméon et Renoa Némirovsky-Gilgengershen.
Elle fait ses études secondaires au Lycée Royal d’Ixelles (section Latin/Math) de 1935 à 1940 et passe son Jury Central pour gagner une année en fin d’humanités avant d’entrer dans la clandestinité du fait qu’elle était juive. C’est dans la clandestinité qu’elle suit à l’ULB des cours de math-supérieure entre 1940 et 1942 (l’ULB avait officiellement fermé ses portes car l’université refusait le contrôle allemand). À cette date, elle doit vraiment disparaître dans la clandestinité sous le nom d’emprunt de Nelly Michiels et grâce aux faux papiers fournis à toute la famille par Suzanne Bocquet, une résistante, professeure de français et de latin au Lycée d’Ixelles. Dans la clandestinité, Lydia va travailler comme monitrice pour les colonies de vacances des enfants des employés de GazElec (Bruxelles).
Après la libération (1944-1947) elle termine sa licence en Mathématiques à l’ULB avec un Mémoire de fin d’études en Physique théorique. De 1947 à 1949, elle est engagée aux ACEC (Charleroi) sur un projet de détection des défauts dans les essieux de locomotives par des réflexions ultrasoniques.
Elle avait déjà rencontré David Salomon Hirschberg à la libération et elle l’épouse le 24 décembre 1947. Ils auront deux enfants: Michèle (Michka) née le 25 septembre 1948 et Avraham (Mico) né le 18 décembre 1949. David et Lydia adopteront encore 3 orphelins chinois lors de la crise des boat people en 1979: Ky, Hoang et Liv.
Michka mourra accidentellement en octobre 1970, laissant derrière elle une fille (Joëlle).
L’évocation de Michka permet de rappeler un trait «maternel» touchant: dans les attentions particulières du coaching des moines-programmeurs, Lydia donnera à R.-Ferdinand Poswick un manuel d’apprentissage de la programmation en COBOL qui avait appartenu à sa fille Michka!
En 1949, Lydia et David émigrent, comme «réfugiés de l’O.N.U.», avec les premières grandes vagues d’installation dans le nouvel État d’Israël dont ils acquièrent la nationalité. Ils y resteront jusqu’en 1952. Lydia y travaille pour la recherche en Physique Nucléaire à l’Institut Weizmann à Rechovot.
À son retour en Belgique, elle travaille avec David dans l’équipe créée à Bruxelles par Giuseppe Occhialini (Beppo), pour des recherches en Physique Nucléaire (particules élémentaires), entre 1952 et 1955.
De 1955 à 1958, Lydia se consacre à l’éducation de ses enfants.
En 1957, David est engagé par IBM pour diriger une équipe d’ingénieurs qui devaient aider les clients pour les aspects numériques de leurs problèmes. Cela lui donnera une expertise pour l’utilisation des ordinateurs pour des problèmes pratiques de calcul allant de la stabilité d’un barrage hydro-électrique à l’automatisation du contrôle de la production de vitres.
Et, de 1959 à 1965, Lydia obtient des contrats de recherche pour EURATOM (Agence Européenne pour l’Énergie Atomique, créée par le Traité de Rome le 25 mars 1957 et opérationnelle à partir de janvier 1958) en vue d’étudier les possibilités d’automatiser la traduction de textes. Un travail pour lequel elle est encouragée par David.
C’est dans la foulée de ce contrat qu’elle va créer à l’ULB (Bruxelles) en 1964 le Centre de Linguistique Automatique Appliquée. C’est, pour Lydia Hirschberg, une période de grande productivité académique comme on pourra le voir dans l’Appendice bibliographique. Elle est, notamment, chargée du Bulletin de l’AiLA (Association internationale de Linguistique appliquée). Elle met également en œuvre le premier Dictionnaire multilingue automatisé (DICAUTOM qui deviendra EURODICAUTOM à la base du Dictionnaire de terminologie encore utilisé par les traducteurs de la Communauté Européenne, dictionnaire auquel contribuera Informatique & Bible pour un millier de termes du domaine de la Bibliothéconomie). Elle réalise ce travail entre 1966 et 1971 pour la CECA (Commission Européenne pour le Charbon et l’Acier) et deviendra fonctionnaire de la Commission Européenne dans le secteur de l’Agriculture (statistiques, finances, contrôle des fraudes) de 1972 à 1988.
La linguistique automatique appliquée
C’est clairement le domaine de recherche et de réalisation le plus spécifique de la carrière académique de Lydia Hirschberg.
La guerre froide qui a rapidement pris le relais de la guerre de 1940-45 en opposant l’URSS (et le monde «communiste») aux États-Unis (et au monde «occidental») constitue le cadre dans lequel vont se dérouler tant les recherches avancées pour garder la maîtrise dans le domaine nucléaire que celles visant l’informatique en général et plus spécifiquement l’automatisation de la traduction (surtout entre l’anglais et le russe)! Lydia Hirschberg, avec sa formation de mathématicienne appuyée sur les travaux d’ingénierie informatique de son mari David, commence par travailler, comme lui, dans le nucléaire comme on l’a vu (1952-1955). L’intérêt pour les progrès scientifiques et techniques de la Russie, mais, parallèlement, la mise en œuvre, à partir de la signature du premier traité européen pour la création de la CECA, le 18 avril 1951, de mécanismes de gestion multilingue européenne (Allemagne, France, Belgique, Hollande, Italie, Luxembourg avec au moins 4 ou 5 langues majeures) créent un appel pour les chercheurs dans ces domaines.
C’est d’ailleurs à l’embryon de gestion européenne du nucléaire (EURATOM) que Lydia Hirschberg obtient des contrats qui lui permettront de lancer à Bruxelles (ULB) son Centre de Linguistique automatique appliquée en 1964.
Autour de ce noyau de recherches se développe l’apport spécifique de Lydia Hirschberg entre 1961 et 1967. Cet apport est internationalement reconnu. Ses travaux sont cités dans le célèbre Rapport de l’ALPAC (un des ancêtres d’ARPANET) en 1966 dans le cadre des projets de traduction automatisée pour la CECA. Ce Rapport, de l’avis unanime des historiens du domaine, sonna la fin des financements pour la recherche dans le domaine de recherche pour l’automatisation des traductions.
Margaret Masterman (1910-1980) cite Lydia Hirschberg dans sa contribution à la Conférence Internationale sur le Traitement Automatique des Langues (Cambridge, 23-25 août 1967).
Et Jacqueline Léon, spécialiste actuelle de l’histoire du domaine, mentionne très explicitement Lydia Hirschberg dans son livre Linguistique appliquée et traitement automatique des langues. Étude historique et comparative, Paris, 2015, n° 17:
Lydia Hirschberg est une mathématicienne . Elle est chargée du Bulletin de l’AiLA (qui a pour nom Newsletter dans TA Information). Elle fonde en 1964 le Centre de Linguistique automatique appliquée à Bruxelles. Dans ce centre est élaboré Dicautom (dictionnaire automatique de terminologie destiné à aider les interprètes en langages techniques) à la demande de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) – note 7: Un Colloque de linguistique appliquée organisé en 1966 à Luxembourg par la CECA et l’AiLA, à destination des traducteurs et interprètes, fut entièrement consacré à la terminologie et la lexicographie. «Les journées ont culminé en une démonstration du Dicautom» (L. Kukenheim, Compte-rendu du colloque de linguistique appliquée, Nouvelles de l’AiLA, 1967, TA Informations , n°1, pp. 2733).
Et quand on examine l’une de ses publications la plus souvent citée (La notion de coordination dans l’analyse automatique du français – contrat Euratom n° 018-61-5CET-B) et que l’on parcoure les références bibliographiques que donne Lydia Hirschberg (pp. 33-34), on voit que l’on se trouve dans la cour de tous ceux qui portent la recherche en linguistique automatisée à cette époque: N. Chomsky, G. Gougenheim, L. Kukenheim, L. Tesnière, etc… et d’autres auteurs, notamment du côté russe!
Lydia Hirschberg n’hésite pas à mettre en question certaines vues de Nahum Chomsky quand elle dit:
Quant aux hypothèses de Chomsky sur une convergence possible d’une grammaire de plus en plus fine, qui posséderait plusieurs degrés de grammaticalité, elles reposent sur l’existence pour chaque langue d’un système grammatical absolu et préétabli, présomption qui ne nous semble pas assurée (p. 33).
Conclusion
Dans le cadre de ce bref hommage biographique, on ne peut guère aller plus loin dans l’étude technique de l’apport de Lydia Hirschberg à la recherche linguistique orientée vers l’automatisation de la traduction.
Mais on comprendra mieux pourquoi Lydia et David Hirschberg furent des mentors précieux pour une jeune équipe qui s’attaquait aux mots de la langue française (avant d’autres langues européennes) tels qu’utilisés pour traduire cette immense culture que représente la Bible dans ses langues originelles (et apparentées) comme l’hébreu, l’araméen ou le grec. David Hirschberg lisait d’ailleurs la Bible dans le texte hébreu!
Merci à elle! Merci à eux!
Appendice: Lydia Hirschberg: amorce d’une bibliographie
1. Lydia Hirschberg, Discussions sur l’hypothèse de projectivité: le relâchement conditionnel de l’hypothèse de projectivité, Bruxelles, Université Libre, 1961
2. Lydia Hirschberg, Discussions sur l’hypothèse de projectivité: traduction automatique, Euratom, C.C.R., Centre de Traitement de l’Information scientifique, 1961
3. Lydia Hirschberg, Description formelle des données observables du langage écrit, Bruxelles, Université Libre, 1963
4. Lydia Hirschberg, Les ponctuations: exposé fait au Séminaire de linguistique quantitative (professeur J. Favard), Faculté des sciences, Université de Paris, 24 avril 1963, Bruxelles, Université Libre, Groupe de linguistique automatique, 1963
5. Lydia Hirschberg, Ponctuation et analyse syntaxique automatique. Travail effectué par l’Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, Contrat Euratom, N°018-61-5CETB, 1964
6. F. Decresy, Lydia Hirschberg, H. Van Beck, Réduction morphologique d’un dictionnaire automatique néerlandais-français, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Centre de Linguistique automatique appliquée, Brussels, Belgium, 1964
7. Lydia Hirschberg, La notion de coordination dans l’analyse automatique du français : 1ière partie : les conditions nécessaires, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Institut de Statistique, Groupe de Linguistique automatique, 1964
8. F. Decresy, Lydia Hirschberg, La notion de formant, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Groupe de linguistique automatique, Institut de Statistique, 1964
9. Lydia Hirschberg, Dictionnaires automatiques pour traducteurs humains, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1965
10. Lydia Hirschberg, Lois formelles de ponctuation, dans Linguistics, n°19, décembre 1965, La Haye, Londres, Paris, Mouton & Co, 1965, pp. 21-63
11. Lydia Hirschberg, Dictionnaires automatiques multilingues dans Journal des Traducteurs, Montréal, Vol. 10, N°3, 1965, pp. 78-86
12. Lydia Hirschberg, Dictionnaires automatiques multilingues, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Centre de linguistique automatique appliquée, 1966
13. Lydia Hirschberg, L’utilisation de l’information sémantique pour le choix des unités lexicales, Actes du 1er Colloque International de Linguistique appliquée, Nancy, 1966
14. Lydia Hirschberg, La notion de coordination dans l’analyse automatique du français : 1. Les conditions nécessaires, dans Linguistics, 1967, Vol. 5, N°31, pp. 13-35
15. Lydia Hirschberg, Le choix d’une analyse morphologique dans le traitement automatique des langues, Paris, Klincksiek, 1968
16. Lydia Hirschberg, L’utilisation de l’information sémantique dans le choix des unités lexicales dans les microglossaires. Rapport pour le Colloque de Nancy sur la linguistique appliquée, 26-31 octobre 1964, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Groupe de Linguistique automatique, 1974
Je tiens à remercier Mico Hirschberg : sans son aide cette note n’aurait pu voir le jour !
R.-Ferdinand Poswick
fondateur et ancien Directeur du
Centre Informatique & Bible (Maredsous, 1973-2014)