Une visite récente à Bletchley Park m'a évidemment remis devant les yeux le personnage d'Alan Turing que beaucoup saluent comme l'un des principaux inventeurs ou initiateurs britanniques de l'informatique et des ordinateurs.
Un très bon film récent, Imitation Game de Morten Tyldun (2014-2015), a rappelé la mémoire de ce petit génie dont les talents ont contribué à la victoire alliée lors de la guerre de 1940-45.
Une bande dessinée Le cas Alan Turing. Histoire extraordinaire et tragique d'un génie, par Eric Liberge et Arnaud Delalande, Éditions Les Arènes, Paris, est sortie en septembre 2015.
Mais, surtout, le re-financement généreux du site principal de Bletchley Park et tout le merchandising publicitaire qui en fait aujourd'hui un quasi parc d'attraction touristique, contribuent grandement, après sa réhabilitation par la Reine Élisabeth en 2013, à remettre Alan Turing à l'avant-plan de l'histoire culturelle de notre temps.
Dans la nouvelle boutique du complexe touristique de Bletchley Park, on trouvera, bien sûr, à peu près tout ce qui a été écrit à propos d'Alan Turing. Parmi ces productions, on remarquera que la famille des Baronnets Turing, notamment un neveu d'Alan, Dermot Turing, est très active dans la mise en œuvre de la mémoire de l'oncle génial! Dermot Turing signe, en effet, un petit recueil Demystifying the Bombe (64 pages + couverture), Bletchley , avril 2014, publié par la Fondation qui gère Bletchley Park et dont il est un des trustees.
Il vient également de publier Prof: Alan Turing Decoded, History Press, 15 septembre 2015.
Le centenaire de la naissance d'Alan Turing (1912 - 2012) a été évidemment le moteur de ces diverses initiatives.
Et c'est à cette occasion que l'on a également re-publié le très attachant petit livre écrit dès 1959 par sa mère, Sara Turing (née Ethel Sara Stoney): Alan M. Turing, Centenary Edition, Cambridge University Press, 2012, 169 pages. Cette réédition est préfacée par Martin Davis qui avait publié en 2000, The Universal Computer – The Road from Leibniz to Turing. Il y fait le point sur ce que l'on sait de la vie (et de la mort) d'Alan Turing. En effet, dans son récit très “maternel”, Sara Turing, 5 années après sa mort, laisse planer le doute sur la possibilité que la mort de son fils soit due à un accident et non à un suicide car il travaillait alors avec acharnement dans son petit laboratoire malsain à domicile à des manipulations qui impliquaient l'utilisation de cyanure! Le point est aujourd'hui clairement avéré: il s'agissait bien d'un suicide, même si l'on n'en comprend pas exactement le motif rapproché. Le frère aîné d'Alan, John Ferrier (père de Dermot Turing), né le 1er septembre 1908, écrit une postface (non-datée) à ce livre où il confirme l'hypothèse du suicide et entend rectifier certaines présentations trop “maternelles” de son frère, qu'il admire par ailleurs!
Malgré son caractère excentrique, tous les témoignages apportés dans ce petit volume (y compris par son frère qui tente de montrer quelques côtés un peu plus crispés ou rudes de son frère), redisent à plaisir combien ce “garçon” a laissé, chez tous ceux qui l'ont côtoyé, une impression forte de modestie, de générosité et de gentillesse, malgré l'évidence d'une intelligence supérieure, voire géniale et un intérêt “mathématique” porté à de très nombreux secteurs de recherche: la nature, la naissance de la vie, la cosmologie… et pas seulement le calcul théorique et la construction de machines intelligentes! On est d'ailleurs frappé, en regardant les quelques photos publiées dans ce petit livre biographique de ce que la photo publiée en p.116 et qui le représente à l'âge de 35 ans lui donne une figure et un regard à peu près identiques à ceux qu'il avait lors de ses 5 ans (photo de la page 18)! S'il n'était pas un génie, il fut certainement un très grand esprit, mais également une humanité originale et très attachante: sportif (il était marathonien de niveau olympique), aimant jouer aux échecs et au Go, adorant créer des jeux et aider à animer des groupes d'enfants, aimant les blagues… mais peu soucieux de son habillement et toujours imprévisible. Ainsi, dès son enfance, alors qu'il devait rejoindre son collège à 100 km de Southampton et qu'une grève des chemins de fer l'en empêchait, il enfourcha son vélo et fit les 100 km tout seul à l'âge de 10 ans, en s'arrêtant à mi-chemin dans le meilleur hôtel du coin! Et ainsi, tout à l'avenant au long de sa vie, pouvant arriver chez les gens sans prévenir, notamment! Mais toujours attentif et très serviable, se donnant de la peine pour aider, en étudiant lui-même un sujet qui n'était pas dans ses cordes afin de fournir une solution à celui ou celle qu'il voyait en difficulté.
Mais, objectivement, et malgré un temps de “fiançailles” officielles, le mariage hétérosexuel n'était pas sa voie… et c'est ce point, être homosexuel et ne pas le cacher (il était membre de la Royal Society for homosexual practices, alors interdite par la loi!), était encore considéré comme un “crime” à l'époque en Grande-Bretagne, crime qui le mènera à une condamnation en justice, condamnation avec traitement médical à l'origine probable de la dépression qui le mènera au suicide.
Bref, un mélange explosif qui caractérise le génie et explique son succès réel au cours de la guerre 40-45 et son héritage visionnaire de notre culture fondée sur des “machines qui pensent” selon le titre d'une de ses contributions de 1950 Computing machinery and intelligence!
R.-F. Poswick