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NAM-IP Infos 2017/1 – Recherche
Le colloque «Namur: pionnière du numérique» à l'occasion de l'inauguration du Computer Museum NAM-IP à l'Université de Namur, 28 octobre 2016

Plan du Colloque ▲

Aux racines du numérique… des machines qui comptent!
Le Computer Museum NAM-IP à Namur

R.-Ferdinand Poswick, Directeur du Computer Museum NAM-IP

1. Il était temps de rassembler pour les sauver, les traces encore disponibles des débuts de l'informatique en Belgique

«Aux racines du numérique: des machines qui comptent!», c'est le titre de la première exposition permanente du Computer Museum NAM-IP inauguré ce 27 octobre 2016 à Namur. Cette exposition met en valeur l'essentiel des différentes Collections données au Fonds «Informatique pionnière en Belgique – Baanbrekende Informatica in België» créé en avril 2013 au sein de la Fondation Roi Baudouin. Il convient de remercier et de rendre hommage à cette Fondation pour avoir perçu que les débuts de l'informatique devenaient un patrimoine mémoriel indispensable pour aider les générations montantes à comprendre les mutations en cours du fait de l'adoption planétaire, en beaucoup moins d'un siècle, de l'écriture numérique utilisant l'électronique comme vecteur d'écriture et la logique mathématique binaire comme système symbolique (tout à la fois orthographe et syntaxe)!
 

2. D'assez beaux échantillons de cette histoire ont pu être rassemblés dans les lignes significatives et pionnières d'IBM, d'Univac, de Bull, d'une application pionnière significative de la mutation d'écriture et de civilisation en cours: l'informatique appliquée aux textes à Maredsous

Ces Collections, sauvées du péril de la destruction ou de la dispersion, représentent un spectre très complet des développements de l'informatique: les éléments subsistants de l'IBM Gallery – avec l'exceptionnelle présence d'un des 4 originaux conservés de la machine à statistiques avec laquelle Herman Hollerith géra le recensement des États-Unis entre 1888 et 1890; les machines à calculer et comptables de William Burroughs, brevetées en 1888, et notamment la Moon-Hopkins (modèle qui servit à Georges Lemaître pour ses calculs en vue de la théorie du Big-bang) ou la Remington Rand de 1920; les premiers ordinateurs commercialisés qui ont succédé, sous le nom d'UNIVAC à l'EDVAC de Eckert et Mauchly (1950-1960); la lignée européenne développée autour des machines mécanographiques de Frederik Rosing Bull (1882-1925); les instruments de calcul collectionnés avec passion par l'ingénieur Jacques Lemaire (†2013); les témoins d'une application de l'informatique aux textes, de 1970 à nos jours, à travers les travaux pionniers réalisés en ce domaine à l'abbaye bénédictine de Maredsous, proche de Namur.

3. Le Computer Museum NAM-IP doit pouvoir montrer pédagogiquement le changement de civilisation en cours

Cette dernière Collection met en lumière:
a) que le plus important par rapport à ce qui est exposé n'est pas visible, car il s'agit des conceptions logiques, des programmations, de la forme des données numérisées;
b) qu'une application de l'informatique aux textes et donc aux fondements de la civilisation «littéraire» (fondée sur l'utilisation des «lettres» et donc des «livres») pourrait livrer le message principal que ce nouveau musée aurait à donner: permettre à nos contemporains et aux générations montantes de prendre la mesure de la mutation d'humanité en cours du fait du passage de la civilisation de l'écriture alphabétique (ou alphaphonétique) – dont notre culture vit depuis plus de 3.500 ans!‒ à l'écriture numérique/électronique, née il y a moins de 100 ans.

En effet, la révolution survenue dans la communication humaine par l'invention de l'écriture alphabétique à Babylone quelques 1.500 ans avant notre ère, fut la matrice de notre civilisation de l'écriture, de la lettre, de la littérature, du livre dont toute notre culture dite «occidentale» – (cette expression a-t-elle encore un sens dans un monde «planétisé»?) ‒ s'est nourrie. Cette forme de mémorisation et de communication a structuré toute la société. Elle a produit, grâce aux accélérations apportées par les caractères mobiles de Gutenberg et de son imprimerie, les développements scientifiques et techniques qui seront, à leur tour, la matrice de l'invention de l'écriture numérique/électronique. L'accumulation de mémoire rendue possible par l'écriture alphabétique a été progressive mais prodigieuse par rapport à toutes les techniques antérieures de mémorisation. L'accroissement de connaissance, et de conscience, que la conservation des observations passées d'une génération à l'autre, a permis, est le fleuron de cette civilisation. Mais ce résultat a été obtenu au prix de quelques réductions. L'écriture alphaphonétique s'est dissociée de l'écriture musicale; elle a concentré le développement des potentiels intellectuels de l'être humain sur la vision (lecture) plus que sur l'audition. L'expression a eu tendance à s'aligner sur la régularité froide (regula = ligne d'écriture) de l'écrit au détriment d'une communication corporelle plus globale (ou plus diversifiée).

4. L'écriture numérique qui remplace l'écriture alphabétique utilisée par l'humain depuis plus de 3.500 ans, a ses propres caractéristiques qui induisent les formes de la nouvelle culture

Tous ces traits de la civilisation de l'écriture alphabétique vont être absorbés par ceux de la civilisation de l'écriture électronique dans laquelle nous sommes engagés.

Les caractéristiques de cette nouvelle écriture peuvent être décrites en cinq traits principaux : la vitesse, la validité, la versatilité, le volume, l'universalité.

4.1. L'écriture numérique utilisant l'électronique comme support atteint des vitesses de traitement et de communication qui tendent à être celles de la lumière. Ces vitesses sont donc désormais bien supérieures aux vitesses de connexion dans un cerveau humain qui ne dépassent pas, semble-t-il, les 300 km/heure!

4.2. La nature «programmée» de cette écriture numérique/électronique donne des possibilités infinies de validation et de contrôle à toutes les étapes de sa mise en œuvre!

4.3. Simultanément, et pour les mêmes raisons de programmabilité, les modifications possibles de n'importe quel trait de cette nouvelle écriture ont une versatilité immédiate permettant des évolutions rapides – qu'on songe aux vitesses de traitement des transactions financières mondiales qui écrasent la machine économique!

4.4. Cette écriture numérique/électronique permet également d'accumuler des volumes gigantesques de données mémorisées (big data) dans des espaces de plus en plus réduits.

4.5. Cette écriture a, enfin, un caractère universel: non seulement elle se trouve à la base de tous les types de communications planétaires, mais elle permet également de représenter à peu près toutes les réalités dans leur diversité: images, coloris, sons, formes, températures, structures, distances, poids, vitesses, temps, etc… et ceci, sur base d'un même système de codage binaire. Cette multimédialité a pour pendant une communication humaine beaucoup plus multisensorielle que pendant des siècles de communications alphabétiques liées à la succession ordonnée (syntaxe) des mots ou unités de langage. Ceci pourrait détrôner la domination puissante de la logique (liée à l'alignement régulier des paroles écrites) dans les mécanismes humains d'intelligence désormais renforcés par les autres traits caractéristiques de la nouvelle écriture!

Nous sommes donc entrés dans une culture de la vitesse (immédiateté), de la validation (contrôles de toutes natures et à tous niveaux), de la versatilité (accélération des phénomènes de changements), des traitements de masse (mondialisation, globalisation, statistification), et cela, en tous domaines et à tous niveaux, sur toute la planète et pour tous les humains et en tous les aspects de leur existence! Pour le meilleur (une humanité «nouvelle») ou pour le pire (destruction massive ou bien retour à une nouvelle animalité sans conscience)?

 

5. Pour comprendre vers où l'on va, il faut d'abord comprendre d'où l'on vient le long d'une «ligne du temps»

La première tâche d'un musée de l'informatique aujourd'hui semble être précisément d'expliquer d'où l'on vient dans le développement des cultures humaines afin de découvrir l'orientation de la flèche du temps qui gouverne la nouvelle civilisation: vers où allons-nous? vers où va l'humain dès lors qu'il acquiert cet énorme accroissement de ses capacités d'appréhension et de transformation de son environnement, voire de sa propre structure?

Une «ligne du temps» dans la scénographie du musée rappelle les principales étapes historiques de l'avènement de cette nouvelle écriture et donc de cette nouvelle culture.

Très probablement que les inventeurs des nouvelles technologies de traitement de l'information n'ont jamais eu le dessein explicite de créer une nouvelle civilisation, même si certains concepteurs comme Norbert Wiener avaient perçus le caractère global des changements que pouvait provoquer la mise en place d'un monde cybernétique, c'est-à-dire gouverné par les caractéristiques décrites précédemment!

 

6. Et, pour comprendre, rien de tel que les objets réels (the real thing matter!) et le contexte de leur apparition et de leur utilisation

D'autre part, et selon la formule du Président de l'Association anglaise de préservation des patrimoines informatiques (qui a fêté ses 25 ans d'existence en 2014): «the real thing matter»: «l'objet réel est important». Cet objet réel, par distinction d'avec toute représentation virtuelle, est important, car, sans lui, et dans une forme purement virtuelle (description verbale ou image ou son, etc), il est impossible de comprendre réellement les enjeux humains et les enjeux de société qui ont été et qui sont encore derrière les développements de la culture numérique.

Mais il ne suffit pas de montrer des «vieilles machines», voire d'anciens programmes. Il faut pouvoir montrer la démarche humaine qui a produit ces machines, les contextes socio-économiques qui ont accompagné ces développements, les personnes qui en ont été les acteurs (tant comme créateurs que comme utilisateurs). On peut capter tout cela sous forme de témoignages durant quelques années encore. Le musée doit veiller à accumuler et conserver de façon aussi vivante que possible ces témoignages pour les ajouter aux ressources documentaires et archivistiques de ce qui doit devenir un lieu de ressources pour les chercheurs des générations à venir! Les travaux réalisés à la Faculté d'Informatique de l'Université de Namur par Marie Gevers et Sandra Mols dans le cadre d'une histoire des pionniers belges de l'informatique, devrait servir de modèle et de base à une telle volonté de conservation et de transmission qui commence à se développer à travers différents projets de recherche.

L'humain qui se trouve à l'origine des mécanismes, logiques et machines, est, plus que les objets matériels, «the real thing», et donc, la réalité la plus importante!

 

7. Mais l'idée même du «musée», création assez récente (CNAM, 1789), n'est-elle pas en contradiction avec les outils de la nouvelle culture numérique?

Mais on peut légitimement se demander si l'idée-même d'un «musée» ou «de» musée comme institution de conservation et de présentation de patrimoines, ne devient pas obsolète à l'heure du «tout numérique».

Cette question est posée par les orientations que semblent prendre différents décideurs dans notre société (et donc leurs conseillers qui doivent avoir des bases de réflexion critique sur ces sujets!): une vitrine du numérique wallon à Namur, par exemple, n'aurait, a priori, rien à voir avec le passé et devrait être tournée entièrement vers l'innovation, vers la création d'événements aussi juteux qu'éphémères. Ou encore, le financement de la culture en Fédération Wallonie-Bruxelles voudrait se rapprocher d'un modèle qualifié d'«anglo-saxon» qui consiste non seulement à mieux professionnaliser les différentes branches de la culture, mais à leur donner des assises entrepreneuriales qui les installeraient dans le tourbillon de l'économie de marché.

Face à cette vision très consumériste, il est important de rappeler les propos de Hannah Arendt dans La Crise de la Culture (1954): «Le seul critère authentique et qui ne dépende pas de la société pour juger ces choses spécifiquement culturelles est leur permanence relative, et même leur éventuelle immortalité. Seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d'être un objet de culture» (p. 260). Elle dit cela en observant les failles fondamentales des tendances culturelles actuelles: «L'Industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les masse media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l'espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel, il faut le modifier pour qu'il devienne loisir, il faut le préparer pour qu'il soit facile à consommer» (p. 265). Et encore: «Le résultat [du consumérisme généralisé] est non pas, bien sûr, une culture de masse, qui, à proprement parler, n'existe pas, mais un loisir de masse, qui se nourrit des objets culturels du monde. Croire qu'une telle société deviendra plus ‘cultivée’ avec le temps et le travail de l'éducation est, je crois, une erreur fatale. Le point est qu'une société de consommateurs n'est aucunement capable de savoir prendre en souci un monde et des choses qui appartiennent exclusivement à l'espace de l'apparition au monde, parce que son attitude centrale par rapport à tout objet, l'attitude de la consommation, implique la ruine de tout ce à quoi elle touche » (p. 270).

Si les animations qui seront développées à partir du nouveau musée veulent tenter de rejoindre la fièvre de consommation (souvent en contradiction avec l'acquisition d'une vraie culture), les créateurs du musée voudraient offrir, avant tout, un outil de mémoire permanent qui invite à un regard de sagesse sur la nouvelle culture, un regard qui ne peut venir que d'une augmentation de «conscience» et pas seulement d'un accroissement d'information, de connaissance ou de plaisir!

 

8. Si le Big Data et le tout numérique ne sont pas développés par un humain «augmenté» en termes de conscience et de solidarité, on pourrait manquer la ligne d'évolution la plus fructueuse

Les recherches (et réalisations) en intelligence artificielle me poussent à la conviction que c'est par une augmentation de «conscience» que l'avenir du «phénomène humain» trouvera la vraie voie de son développement s'il veut utiliser correctement toutes les ressources et potentialités de la culture du numérique dans laquelle l'humanité planétaire est engagée.

Pour soutenir cette vision, nous avons un prophète clairvoyant en la personne du grand scientifique et penseur que fut Pierre Teilhard de Chardin. Dès 1949, il prévoyait l'éventualité révolutionnaire d'un rejaillissement concerté de la Recherche sur l'intelligence humaine dont elle émane: une cérébralisation collective appliquant la fine pointe de son énorme puissance à compléter et perfectionner anatomiquement le cerveau de chaque individu humain!

«À compléter d'abord, écrit-il. Et ici, je pense à ces extraordinaires machines électroniques (amorce et espoir de la jeune  ‘cybernétique’) par lesquelles notre pouvoir mental de calculer et de combiner se trouve relayé et multiplié suivant un procédé et dans des proportions qui assurent… des accroissements aussi merveilleux que ceux apportés par l'optique à notre vision.

Et à perfectionner, ensuite; ce qui peut se concevoir de deux façons: - ou bien par mise en circuit de neurones déjà tout prêts à fonctionner, mais encore inutilisés… - ou bien, qui sait?, par provocation directe (mécanique, chimique ou biologique) de nouveaux agencements» ce qui mène à une «auto-cérébralisation de l'Humanité devenant l'expression la plus concentrée des rebondissements réfléchis de l'Évolution» (La place de l'homme dans la nature, Paris, Seuil, 1956, pp. 158-160). Et, en 1950, le même, après avoir évoqué les Mark I (Bessie), Mark II et Mark III de Harvard et leurs extraordinaires puissances de calcul et d'organisation des données, conclut: «Dans le cas des nouvelles machines à triturer les idées et les nombres (exactement comme dans celui des machines à travailler la matière), la fonction des automatismes artificiellement créés par la Vie réfléchie ne saurait être que de dégager – et cette fois à un niveau jamais atteint – une masse nouvelle d'énergie psychique libre; énergie immédiatement transformable en quelque forme plus haute encore de comprendre et d'imaginer » (L’Oeuvre scientifique, tome X, 1945-1955, p. 4282-4283).

 

9. Le Computer Museum NAM-IP se doit de contribuer à ces «prises de conscience» et aux pédagogies qu'elles appellent

Le Computer Museum NAM-IP voudrait contribuer à cette prise et à cette extension de conscience. Il veut créer des liens forts avec les lieux de recherche comme cette Université de Namur, si proche  et avec le réseau de ceux et de celles qui veulent faire de la préservation des traces du passé le lieu et l'outil d'un «rebondissement réfléchi de l'Évolution»!