Il est certes troublant de lire ce que Teilhard de Chardin voyait déjà de l’évolution des ordinateurs comme extension des possibilités du cerveau humain en matière de calcul et de mémoire. Il entrevoyait dès 1949 jusqu’où cela pourrait nous mener. Et cela bien qu’il ignorait encore tout des nanotechnologies, biotechnologies, neurologies et sciences cognitives. Teilhard de Chardin voyait avant d’autres naître «l’homme augmenté» dont parle R.-F. Poswick.
L’homme augmenté n’est cependant pas récent. Oublions les outils, mais remontons à la domestication du cheval: le cavalier ne fait plus qu’un avec sa monture! Le capitaine et son navire aussi.
Fait marquant ensuite: l’invention des lunettes portables au 13e siècle, la vue corrigée ou augmentée qui fait corps avec le visage!
Ensuite, au début du 20e siècle, quand la machine n’est plus un simple outil mais que l’homme s’intègre à sa machine: le chauffeur et sa locomotive, le paysan et son tracteur, le pilote et son avion. Enfin depuis la moitié du 20e siècle, pour une grande majorité d’entre nous: l’homme et sa voiture. Au point que l’automobiliste dira «Je suis tombé en panne d’essence», «Je me suis fait rentrer dedans par un imbécile qui…». Sans oublier les calculatrices, qui quand elles se sont faites portables, dans les années 1970, ne quittaient plus les poches de leurs propriétaires, dont on peut dire que le cerveau en était ainsi augmenté!
Début du 21e siècle, on va beaucoup plus loin: les téléphones portables sont à portée de main et étendent les possibilités de communication immédiate entre correspondants situés dans les endroits les plus inattendus. Même les populations pauvres de la planète en sont équipées! Cela ne constitue-t-il pas un sens de l’ouïe augmenté, propre à tout le genre humain! Et avec les téléphones intelligents, c’est même l’échange immédiat de la voix et de l’image du correspondant qui est à portée de main. Mais là, il n’y a qu’une petite partie de l’humanité qui en profite encore en 2017!
Récemment sont apparues des perspectives plus hallucinantes: les Transhumanistes voient un homme fusionné avec la machine, dans son propre corps! Cela dans un horizon à atteindre d’ici la moitié du siècle: ce serait le triomphe d’une intelligence non biologique qui rendrait l’intelligence humaine caduque!?
Comme le philosophe Jean-Michel Besnier le définissait dans une interview récente (1), l’homme augmenté c’est celui qui pourrait avoir la même audition que les chauve souris, le même odorat que les renards, et peut-être des sens en plus dont nous ignorons la nature aujourd’hui.
J.-M. Besnier s’interroge: d’où vient le pouvoir d’attraction de ces objectifs? Donner la capacité (du moins à ceux qui pourront la payer) de ne plus souffrir, ne plus être malade, ne plus mourir à la limite?
J.-M. Besnier pense que c’est là un comportement dépressif, une fatigue d’être soi, une mésestime de soi.
Il est un fait observable: nous multiplions les objets technologiques qui nous invitent à nous fuir nous-même: voir les gens accrochés à leur «smartphones». Ces nouvelles addictions sont les symptômes d’une fuite en avant. Les nouvelles technologies nous poussent à cela.
J.-M. Besnier déplore que les technologies numériques qui nous enthousiasment sont des technologies prêtes à nous transformer en des êtres de signaux, comme des insectes sociaux, et à évacuer complètement tout ce qui a constitué le fondement même de la culture, c'est-à-dire le langage, le dialogue, l’échange comme le souligne R.-F. Poswick dans son article. Et dans l’échange, le plus sophistiqué n’est-il pas l’humour?
Disparition du langage? Un exemple: j’envoie une image sur le réseau social Facebook. Mes «amis» répondent par des émoticônes: «j’aime», «je ris», «j’adore», etc.
Revenons à Teilhard de Chardin. Quand celui-ci voyait une évolution, une dispersion de la pensée dans notre monde et dans l’univers grâce à la technologie, n’aurait-il pas partagé aussi les craintes de J.-M. Besnier?
L’exposition en cours au Computer Museum NAM-IP montre justement cette évolution du langage au cours du temps, le passage à sa numérisation. Serait-ce pour que finalement cette même numérisation fasse disparaître ce qui l’a fait naître?
Je termine en abordant une crainte qui se répand: n’allons-nous pas vers «la machine augmentée»? Ces robots qui seraient prêts à nous remplacer dans toutes les tâches? Des robots non seulement intelligents et apprenants, mais doués de conscience? Et dont le libre arbitre pourrait les faire se retourner contre nous?
Luc De Brabandère avait écrit une chronique «Un ordinateur n’a pas d’idées», parue dans La Libre Belgique. Le célèbre ingénieur philosophe y marquait tout l’écart qui subsiste encore à franchir avant d’arriver à ce qu’un ordinateur « pense ». Article paru le 27 aout 2016 et v(l)isible sur le site du journal.
Un maître en la matière n’est pas loin de nous: Marc Crommelinck, neurophysiologiste, professeur émérite à l’UCL. Il s’exprime également dans «L’entreprise et l’homme».
Il explique l’importance considérable que prennent les neurosciences dans l’étude du fonctionnement du cerveau humain.
Il ne réfute pas la possibilité de découvrir les mécanismes de la conscience, mais même si cela se faisait un jour, il y aura encore une énorme difficulté à en équiper un être non humain.
Bien sûr, en attendant, fleuriront des imitations: on conçoit déjà des robots qui simulent de l’empathie, mais en fait, ils ne ressentent rien. Ils ne sont pas conscients de ce qu’ils font, ni même conscients de ce qu’ils existent!
Gilbert Natan janvier 2017
(1) Interview de J.-M. Besnier par Anne Mikolajczak, parue dans «L’entreprise et l’homme», 2e trimestre 2016.