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NAM-IP Infos 2017/2 – Préservation
La machine de Herman Hollerith, son inventeur et ses concurrents

1. Le recensement de 1890 et Hollerith

La constitution des Etats Unis demande qu’un recensement ait lieu tous les dix ans afin de déterminer le nombre des représentants de chaque état dans le parlement fédéral (the House of Representatives), mais aussi pour calculer la part des taxes qu’un état doit verser au gouvernement fédéral.

Le premier recensement aux USA eut lieu en 1790, la population à l’époque était aux environs de 4 millions d’habitants.

En 1850 la population dépassait déjà les 20 millions et on récoltait beaucoup plus de données qu'uniquement le nombre des habitants. Pour la première fois, en cette année, on commence aussi à organiser les informations manuellement, produisant 1605 pages de statistiques. Cette pratique continue pendant les recensements suivants, et en 1880 il a fallu 7 ans pour compléter le recensement. Pour le recensement de 1890 on s’attendait à une population augmentée considérablement dans la décade précédente du à l’immigration et il fallait donc trouver une autre méthode de travail.

Il faut noter que jusqu’en 1903, il n’y avait pas une administration permanente pour gérer le recensement: tous les dix ans, une administration (le census bureau) ad hoc était mise en place.

C’est ainsi qu'entre en jeu l’acteur principal de notre histoire.

Herman Hollerith (1860-1929) avait obtenu son diplôme d’ingénieur des mines en 1879, à l’age de 19 ans avec distinction (mais avec des notes inférieures en comptabilité et construction de machines!). Comme il ne réussissait pas très bien en école primaire, ses parents, des émigrés Allemands, lui avaient donné une éducation privée. Il fut admis à l’université à l’age de 16 ans! Un de ses professeurs de la Columbia School of Mines devient directeur dans la nouvelle administration pour le recensement de 1890 et il engage son jeune diplômé comme statisticien dans son équipe.

Herman Hollerith travaillera pour le census bureau de 1879 à 1882 et avait donc pu se rendre compte du problème qui se posait. En 1882 il quitte le census bureau et devient professeur au MIT à Boston, puis en 1884 il trouve un poste au bureau des brevets (Patent Office) à Washington. Pendant ces années, il commence a développer ses idées, basées sur une remarque d’un collègue de son directeur, qui avait suggéré de «mécaniser» le processus du recensement. Il considère d’abord l’utilisation des cartes en chaîne comme dans un ruban de Jacquard – il fera des essais avec des systèmes basés sur une bande perforée – mais il se rend vite compte que des cartes individuelles sont beaucoup plus pratiques. L’idée d’utiliser des trous pour enregistrer de l’information lui vient apparemment des tickets des chemins de fer Américains où le conducteur perforait des trous pour indiquer certaines caractéristiques d’un passager: grand, petit, homme, femme etc. En tout cas, la perforatrice utilisée par ce conducteur n’était pas appropriée pour ce but, et il va donc aussi développer une perforatrice, telle que l’on peut en voir une dans notre musée et dont on parlera plus tard. Hollerith se met donc à construire ses machines à cartes perforées et en 1884 il obtient déjà un premier brevet. Les premières machines furent utilisées pendant des essais en 1887 pour établir des statistiques sur la mortalité dans deux états américains. En 1889 le census bureau organisa un concours pour évaluer les différentes solutions proposées et Hollerith sort comme vainqueur, ses machines étant jusqu’à dix fois plus rapides que celles de la concurrence. Mais le census bureau prenait certainement un risque en se liant à une technologie de pointe qui devait encore tout prouver. Les machines pouvaient compter et trier. Hollerith établit aussi sa façon de commercialiser ses machines en les louant au gouvernement. Au début de la même année 1889 il publie un article intitulé «An Electric Tabulating System» dans le journal trimestriel de son Alma Mater, ou non seulement il décrit ses machines, mais surtout fait le calcul du gain d’argent que le gouvernement pouvait réaliser en les utilisant.

 

2. Le census de 1890

 Des agents de l’état parcouraient toute l’Amérique pour recueillir des informations sur chaque habitant et les formulaires étaient envoyées à Washington pour y être traités. Pour chaque habitant, une carte (fig.1) était perforée.
Les 4 colonnes de gauche contiennent des numéros de série (toutes les cartes d’un certain district avaient le même numéro).
On voit un peu plus à droite une zone pour la race (!) de la personne: Japonnais, Chinois, Indien, Mulat (Métis), Black (noir) ou White (blanc).
Les lettres M et F pour homme ou femme, suivi de zones pour l’age, d’abord par groupe de 5 ans, puis 0,1,2,3,4 - quelqu’un de 37 ans aura donc un trou dans 35 et un trou dans 2.
L’état civil s’encodait dans le champ avec Wd (widow/er) Dv, Mr, etc.
Certains champs étaient aussi combinés (p.ex Aa, Ag, Gi etc) pour indiquer l’état ou le pays de naissance ou bien l’emploi.
Remarquez aussi les zones avec le pays d’origine des parents: USA, Irlande, Grèce, Suède etc.
L’encodage se faisait sur la perforatrice (fig.2), un opérateur pouvait perforer jusqu’à 700 cartes par jour.
Les cartes n’étaient pas imprimées – ceci est le modèle tel qu’il était sur la perforatrice pour aider les opérateurs.  

Une carte était placée entre les guides au fond de la perforatrice, et l’opérateur plaçait le bras du pantographe dans le trou correspondant à l’information. La carte était alors perforée automatiquement au bon endroit quand le bras descendait. Une carte avait 40 colonnes et 12 rangées, il y avait donc 240 positions possibles. (Les cartes «actuelles» ont une capacité double de celles de Hollerith). Un coin était coupé pour assurer la bonne orientation.

Les cartes étaient lues une à une dans la station de lecture qui a un couvercle avec 240 aiguilles actionnées par des ressorts. Aux endroits où il y a un trou dans la carte, l’aiguille correspondante passait à travers et faisait contact avec un puits contenant du mercure, ceci fermait un circuit électrique qui actionnait un des 40 compteurs possibles sur la machine. Chaque compteur pouvait compter jusqu’à 9999. Les compteurs étaient des modules qu’on pouvait retirer et placer selon les besoins. Mais il fallait donc aussi «programmer» la machine pour faire le lien entre un compteur et l’information représentée par une position particulière sur la carte.

Pour actionner ces compteurs il fallait bien sur de l’électricité qui était fournie par des batteries. Pas d’électricité sortant d’une prise dans le mur à cette époque!

Dans son article mentionné plus haut, Hollerith décrit aussi qu’on peut faire des comptages groupés: p. ex on pourrait compter sur deux compteurs différents les hommes et femmes blancs nés en Amérique , ceux qui étaient nés à l’étranger sur deux autres, et la même chose pour les gens de couleur et des deux sexes en utilisant des relais intermédiaires.

La machine pouvait aussi trier: quand une carte contenait une certaine combinaison de trous, un des clapets dans le meuble à côté s’ouvrait et l’opérateur déposait la carte dans la case appropriée et puis il fermait la case manuellement. Ce tri préparait les cartes pour être lues et comptées selon d’autre critères. Un opérateur pouvait lire jusqu’à 10.000 cartes par jour. Lorsqu’un lot de cartes était lu, les valeurs dans les compteurs étaient reprises sur du papier bien sûr. 

La couverture du Scientific American d’Août 1890 (fig. 3) montre les opérations en cours. Il y avait apparemment aussi une machine plus simple qui ne faisait que compter (mais aussi encoder?).

Quelques semaines après le début des opérations, les machines avaient déjà produit un résultat: le nombre des habitants en 1890 était de 62,6 millions. Grand scandale dans la presse: les machines devaient être en erreur, puisque on s’attendait à une population aux environs de 65 millions. «Speed Everything, Accuracy Nothing!» selon le NewYork Herald. Hélas pour eux, c’était Speed et Accuracy Everything.

Le recensement fut complété en 2 ans et on a produit plus de 10.000 pages de statistiques! Pas négligeable: on avait sauvé 5 millions de dollars par rapport au coût estimé d’un comptage manuel, qui n’aurait de toute façon pas pu être terminé avant le début du recensement suivant.

Petite anecdote: chaque machine avait une sonnette qui sonnait quand on lisait la bonne (oui!) carte. Les quatre colonnes de gauche marquaient le numéro de district – il n’y avait pas de sonnerie quand une carte d’un autre district était dans le paquet. Les contemporains comparaient le bruit dans ces bureaux aux sonnettes des traîneaux sur la neige.

Ce succès éclatant a convaincu notamment les gouvernements de la Norvège, du Canada et de l’Autriche d’utiliser les machines de Hollerith pour leurs recensements pendant les années 1890.

Hollerith écrira par la suite un document sur le processus et ses machines et la Columbia University lui accorda un doctorat basé sur ce travail.

Les généalogistes aussi se souviennent du recensement de 1890: presque 90% des documents ont été détruits par une incendie. Tant pis pour ceux qui veulent tracer leur ancêtres.  

3. La suite

Quelques années plus tard, les machines avaient un lecteur qui lisait les cartes automatiquement, donc plus besoin d’un opérateur qui passait les cartes une à une. Pour le recensement de 1910 il y avait déjà des machines avec imprimante, il ne fallait donc plus copier manuellement les compteurs. Entre temps, la perforatrice avait déjà pris une autre forme, une qui fut encore utilisée pendant plus d’un demi-siècle (fig 4).

En 1896 Hollerith crée sa société, «The Tabulating Machine Company» et ce sont ses machines qui seront utilisées pour le dépouillement du recensement de 1900. Pour le recensement de 1910 les demandes financières de Hollerith étaient tellement importantes que le census bureau décide de ne plus travailler avec lui. Il demandait en location l'équivalent du coût de fabrication d'une machine! Les machines étaient construites par General Electric, les perforatrices par Pratt&Whitney.

Mais il fallait bien sur que le recensement eût lieu.

Le census bureau engage en 1907 un spécialiste en mécanique, du nom de James Legrand Powers. Celui-ci va développer des machines semblables à celles de Hollerith, et il parviendra à avoir des machines plus performantes pour le recensement de 1910. Chose particulière: Powers est autorisé à prendre des brevets sur ces machines en son propre nom.

Rien d'étonnant alors: il quitte le census bureau en 1911 pour former sa propre compagnie, la Powers Accounting Machine Cy, qui devient le grand concurrent de la compagnie de Hollerith (The Tabulating Machine Co) qui la vend en cette même année à la firme CTR, tout en restant un actionnaire.

Pendant plusieurs années ces deux firmes vont s’attaquer en justice sur des litiges sur les brevets. Au début, les machines de Powers étaient bien supérieures à celles de la CTR, mais ceci va changer quand un certain monsieur Watson devient le directeur général de la CTR en 1914.

Hollerith s’opposait à tout changement à ses machines, ce que n’améliorait pas ses relations avec Watson. Celui-ci va d’abord établir un service de recherche, puis former ses commerciaux et les techniciens pour améliorer les machines, pour les vendre et les maintenir d’une façon correcte.

Hollerith reste consultant de CTR jusqu’en 1921, mais il détestait Watson. Pour le reste de sa vie il se consacre à l’élevage de vaches!

De toute façon, Watson change le nom de la sociéte en 1924: CTR s’appelle désormais IBM. Et on connaît la suite. La concurrence entre Powers et CTR/IBM continua dans le monde entier. Aussi bien CTR que Powers ont des succursales en Angleterre et en France.

Mais ils n’étaient pas les seuls sur le marché: BULL apparaît en Norvège, CTR France deviendra IBM France, Powers Angleterre (Accounting and Tabulating Machine Company of Great-Britain Ltd) sera vite indépendante de sa mère Américaine et se joint à sa sœur française (Sociéte Anonyme de Machines à Statistiques) sous le nom de Powers-Samas. Plus tard ils seront à la base de la société ICL. Et Powers USA sera absorbé, en 1927,  par Remington Rand qui continuera la guerre commerciale (et de brevets) avec IBM.

Dans le container sanctuaire du Computer Museum NAM-IP, ces deux grands concurrents sont réunis dans la paix!

Edward Desmet

Sources: (Liens valables au moment de la publication de cet article)

Punched-Card Machinery, Chapitre 4 de Computing before Computers, William Asprey, ed, ISBN 0-8138-0047-1

• Wikipedia: https://en.wikipedia.org/wiki/Herman_Hollerith

• Hollerith Biography:
http://www-history.mcs.st-andrews.ac.uk/Biographies/Hollerith.html

An Electric Tabulating System, publié dans The Quarterly, Columbia School of Mines, vol X, no 16, pp 238-255 (Apr 1889), reproduit dans: http://www.columbia.edu/cu/computinghistory/hh/index.html

• IBM Archives: Herman Hollerith
http://www-03.ibm.com/ibm/history/exhibits/builders/builders_hollerith.html

• Factfinder for the Nation, History and organization, the Census Bureau CFF-4, May 2000

• Wikipedia: https://en.wikipedia.org/wiki/Powers-Samas