Ce joli petit livre (80 pages) constitue un excellent trésor de réflexion muséographique prospective. Les auteurs et leur compétence mènent le lecteur «haut»! Témoins, ces quelques passages-perles que nous retenons pour le plaisir et l’obligation de réflexion de tous ceux qui suivent le NAM-IP dans sa quête muséologique!
D’Umberto Eco
«...il est vrai que le véritable passionné d’art visite peu à peu, interrompt sa visite pour se reposer (et la grande intuition du musée contemporain a été que le café, le restaurant, la librairie ne soient pas des appendices commerciaux du musée mais qu’ils permettent d’allonger, d’interrompre, et de reprendre la visite, sans pour autant fatiguer la vue et l’esprit).» (p. 32)
«…très souvent, certains musées sont visités non pas pour les tableaux qu’ils renferment, mais pour la magie des containers. …L’exemple le plus connu de musée visité pour son container, du moins au début, est le Guggenheim de New York.» (p. 33)
«Quoiqu’il en soit, visiter un musée pour en apprécier surtout le container n’est pas un crime; bien au contraire, l’attrait du container peut inviter à découvrir les œuvres. Mais si nous continuons sur cette voie, nous en arriverons à la situation du Beaubourg de Paris où le container est l’attrait principal, et, pour le reste, il y a soit des services bibliothèque et vidéothèque, soit des expositions temporaires – splendides d’ailleurs.» (p. 36)
«L’utilisation intelligente des reproductions est de plus en plus urgente dans un monde où les œuvres d’art voyagent fréquemment d’un pays à l’autre, afin de faire des expositions thématiques sur la Flandre du XVIIe siècles, Raphaël ou le cubisme. Beaucoup de musées résistent aux prêts, mais cependant les œuvres d’art voyagent de plus en plus. Quand une œuvre d’un musée X voyage, que fait le musée? Il montre un espace vide? Il remplace l’œuvre prêtée par une autre, de qualité inférieure, sortie de ses entrepôts? De plus en plus, nous risquons de visiter des musées avec beaucoup de vides. Bien entendu, remplir ces espaces vides avec des reproductions d’une excellente qualité ne satisfera pas le côté fétichiste, mais cela comblera complètement l’exigence d’information et aidera, pour une large part, au plaisir esthétique. Et, pour finir, nous connaissons tous la frustration d’une visite au Louvre pour voir La Joconde. Devant nous, il y a des groupes de Japonais, avec des guides qui parlent fort, et, quand, enfin, nous sommes près du tableau, ce ne sera que brièvement. Si dans une salle contiguë, il y avait plusieurs bonnes copies du tableau, et peut-être aussi des écrans avec les détails des mains ou du sourire, une fois le besoin fétichiste de voir l’original satisfait, le visiteur réellement intéressé à l’œuvre pourrait l’admirer plus longtemps et sous tous ses angles. Ce recours didactique est utilisé aujourd’hui par certains musées, et je suis prêt à croire que pour beaucoup, la vue des copies aura été, esthétiquement parlant, beaucoup plus satisfaisante que le coup d’œil rapide à l’original.» (pp. 41-42)
D’Isabelle Pezzini
«…visiter un musée, c’est également traverser un seuil invisible, expérimenter un espace – non seulement physique, mais aussi de communication – qui a la capacité d’intercéder, et d’établir des contacts avec d’autres espaces, d’autres temporalités, d’autres cultures, d’autres perceptions de la réalité.» (p.49-50)
«Pour une fois, la révolution arrive au pouvoir. Le Guggenheim de Bilbao, signé par Frank Gehry, considéré comme l’emblème des musées contemporains, bien que différent du fait de son état de musée-sculpture, remet au jour certaines spécificités inaugurées précisément par Beaubourg: l’idée du musée comme centre de gravité de grandes opérations urbanistiques, comme instrument de visibilité pour les administrateurs de la ville, et comme élément d’attraction spectaculaire, lieu de consommation et hospitalité urbaine.» (p. 56)
«Aujourd’hui, le succès public – considéré il y a quelques années encore avec une certaine méfiance – joue désormais un rôle essentiel dans la légitimation politique, culturelle, économique et sociale des musées (Ballé, 1996)». (p. 58)
«…le public, les publics, se transforment en une composante essentielle du système des musées et de l’initiative culturelle, des patrimoines culturels, et aussi et surtout, les locaux commencent à être considérés comme des ressources et des moteurs de développement plutôt que comme des entrepôts chers et importuns. Les initiatives se multiplient, dans les musées et les institutions publiques, historiques, mais aussi en marge de celles-ci : de nouvelles professions naissent et se développent qui doivent répondre à la nouvelle gamme de projets et de service devenus essentiels.» (p. 60)
«Aux fonctions classiques fondamentales du musée – préserver la mémoire, exposer des objets et accueillir le public – beaucoup d’autres sont venues s’ajouter, dont certaines passent plus inaperçues par rapport à des phénomènes tels que la mondialisation des mouvements artistiques et des langages architecturaux, l’intérêt économique pour la culture, l’élargissement de l’espace touristique et la force des pressions urbanistiques. Venturi incluait également entre ces fonctions celles de la didactique et de l’investigation, mais aussi le divertissement et la possibilité d’avoir des fêtes et des cérémonies dans un cadre adéquat; bref, il envisageait le nouveau musée comme un espace public total (Venturi, 1987).» (p. 61)
«Pour vivre et survivre dans le temps, une culture, une sémiosphère ont besoin de formes d’auto-description. Il est clair que le musée est une de ces institutions qui se voient confier ce type de tâche. À cet égard, il s’agit d’un espace organisé de manière stratégique qui expose les valeurs profondes qui caractérisent l’univers sémantique d’une société ou d’une de ses parties, sa spécificité (cfr. La voix ‘Culture’ dans Greimas-Courtès, 1979-86). Les objets qu’il rassemble et conserve sont des sémiophores (Pomian 1978), c’est-à-dire des objets porteurs d’un signifié spécifique: isolés des formes de la vie parmi lesquelles ils avaient l’habitude de circuler ou avaient été conçus ou réalisés, ils ne sont pas seulement des «signes d’eux-mêmes», mais le sont aussi du complexe culturel plus large dont ils font partie. Les objets n’arrivent pas seuls ou par eux-mêmes dans les musées: ils sont sélectionnés, organisés en collections ou disposés, pour le bénéfice du public, en parcours significatifs, par thèmes collectifs et par des collectifs d’individus (experts, conservateurs, etc.) auxquels ont été délégués en temps opportun ces fonctions de recherche, de sélection, d’installation, de mise en valeur, d’élaboration de relations de sens, de communication …L’ouverture d’un musée et sa gestion présupposent donc une organisation productive complexe, dont les caractéristiques énonciatives peuvent renvoyer à un projet général articulé à différents niveaux de pertinence. Ainsi les musées montrent également la façon dont une communauté, une culture ou une partie de celle-ci pensent et traitent leurs signes (Lotman 1973) et construisent la relation entre «signes» et «réalité» (Greimas 1970). Ils participent de plein droit du projet d’étude sémiotique des cultures, considérées dans leur différenciation spatiale et historique, dans leurs relations entre localité et globalité. Ils illustrent la façon dont les cultures se représentent et réfléchissent sur elles-mêmes (Landowski 1989).» (p. 68-69)
Ce florilège montre bien l’énorme levier culturel que constitue un musée. Si nous pensons à la révolution culturelle dans laquelle le passage à l’écriture numérique/électronique nous fait vivre, nous pouvons mesurer la responsabilité socio-culturelle qui incombe au NAM-IP. La société doit aider ceux qui gèrent un tel outil à lui donner toutes les possibilités de répondre à ces responsabilités!
R.-Ferdinand Poswick