Les auteurs sont deux éminents informaticiens, chercheurs à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) et professeurs à l’Ecole normale supérieure de Paris-Saclay. S. Abiteboul est aussi membre de l’Académie des sciences et a occupé la chaire d’informatique au Collège de France (2011-2012) et la Chaire Franqui à l’Université de Namur (2012-2013).
Comme ils le reconnaissent d’ailleurs eux-mêmes (p. 25), ces auteurs sacrifient à la mode, à la fois par le choix de leur titre et l’angle d’attaque du sujet: ils privilégient le mot «algorithmes» plutôt que de parler des «ordinateurs» ou de «informatique», termes apparemment obsolètes dans un vocabulaire ‘branché’. Mais le mot informatique sera quand même abondamment utilisé dans leur ouvrage.
«Le temps des algorithmes» est un livre remarquable. Au départ des algorithmes, les auteurs s’intéressent à de grandes questions de société, particulièrement actuelles, et tentent d’y répondre de façon synthétique, claire et originale. Ils proposent aussi des rudiments de culture informatique (définitions générales, encarts avec biographies, exemples concrets très récents).
C’est un beau travail de vulgarisation. Il est facile à lire et bien construit (en 20 chapitres courts, non numérotés mais avec des titres). Il s’adresse à tous, en ce compris à des informaticiens. S’adresse-t-il aussi à de très jeunes? On pourrait le penser en tout cas car on y trouve l’insertion répétée et, selon moi assez incongrue, d’un dialogue d’un enfant (?) avec un robot: on comprend, à la relecture, que ces fragments de dialogues délimitent de groupes de chapitres selon différents thèmes. Personnellement, j’aurais préféré des regroupements plus explicites et avec des titres thématiques pour faciliter la compréhension du contenu du livre et de la démarche intellectuelle de ses auteurs. Dans la synthèse ci-dessous, je me suis donc permis d’expliciter ces thèmes fédérateurs.
Je regrette par ailleurs la maigreur de la bibliographie et je ne peux m’empêcher de noter que plus du quart des textes qui y sont répertoriés sont les œuvres d’Abiteboul et Dowek eux-mêmes.
Dans le chapitre introductif, les auteurs affirment avec emphase (p. 7) qu’avec «les algorithmes, Homo sapiens semble avoir enfin construit un outil à la mesure de ses aspirations». Comme tous les outils, les algorithmes peuvent, soulignent-ils, être utilisés pour le meilleur ou pour le pire. Cette dernière affirmation n’étonnera sûrement pas les anthropologues ni les sociologues!
Viennent ensuite cinq chapitres (représentant près d’un tiers du livre) donnant des définitions et des précisions (adressées manifestement à ceux qui ne sont pas informaticiens).
Au deuxième chapitre, il est expliqué (p. 11) qu’un «algorithme est un procédé qui permet de résoudre un problème, sans avoir besoin d’inventer une solution à chaque fois». Il y est remarqué qu’un tel procédé général existe donc «depuis l’aube de l’humanité» tandis que les algorithmes symboliques, c’est-à-dire ceux qui permettent de «résoudre des problèmes qui portent sur des symboles écrits», datent, quant à eux, … de l’invention de l’écriture.
Au chapitre suivant, après un bref rappel historique des premières machines capables d’exécuter des algorithmes symboliques, une définition suivante, très large, est proposée (p. 28) pour l’ordinateur: il «est une machine universelle, qui peut exécuter non seulement plusieurs mais tous les algorithmes symboliques possibles.» (Abiteboul et Dowek ajouteront avec raison, ultérieurement (p. 48), que la ‘Machine de Turing’ est «un modèle mathématique élégant de l’ordinateur».)
On peut cependant regretter à ce propos que ces auteurs n’aient pas mentionné aussi l’existence d’une définition plus étroite, alors même que c’est celle adoptée par Lazard et Mounier-Kuhn (2016 p. 89), auxquels ils se réfèrent dans leur bibliographie. Cette dernière définition est indispensable à ceux qui sont intéressés par l’histoire de l’informatique. Elle stipule qu’un ordinateur (de type von Neumann) met le programme (concrétisant un algorithme dans un langage donné) dans sa mémoire (centrale) (‘stored program computer’). En recourant aux termes mêmes employés par Abiteboul et Dowek eux-mêmes (p. 61), on peut noter que cette définition plus restreinte se situe à un niveau d’abstraction plus bas que celle adoptée par ces auteurs.
Le quatrième chapitre énumère les services pouvant être rendus par des algorithmes: calculer, gérer l’information, communiquer, explorer, analyser des données, traiter le signal, commander un objet, fabriquer des biens, modéliser et simuler.
Le cinquième chapitre précise les limites des algorithmes: il évoque donc notamment leur impuissance totale à résoudre certains problèmes (qualifiés d’incalculables), l’imperfection de leur fiabilité et de leur sécurité, leur difficulté de dialoguer avec les humains.
Le sixième chapitre tente de cerner, de façon un peu disparate, me semble-t-il, les nouvelles manières de penser induite par «la révolution informatique». J’épinglerai volontiers la suivante qui me paraît très significative et à laquelle j’ai déjà fait allusion ci-dessus: «les informaticiens ont pris l’habitude d’observer les mêmes objets à différents niveau d’abstraction ou selon des abstractions associées à différents points de vue» (p. 61).
Commence alors la partie que je trouve la plus innovante et originale du livre. Les trois chapitres suivants (pp. 66 à 95) ont en commun d’énumérer les modifications socio-économiques et politiques induites par la révolution informatique et de débuter leur intitulé par: «en finir avec». Je regrette personnellement que les auteurs n’aient pas facilité la lecture de ces trois chapitres en les complétant par un schéma global de leur raisonnement.
Le chapitre sept s’intéresse au salariat et se termine (p. 75) par la vision prospective suivante: «Une part importante de l’action du XXIe siècle consistera sans doute à inventer de nouvelles formes d’organisations sociales, qui offrent des alternatives à la fois au salariat et à la précarité».
Le chapitre huit s’interroge sur l’évolution du travail. Il souligne (p. 76) que les mêmes objets ou services peuvent être fournis avec beaucoup moins de travail que naguère et remarque (p.79) que les travailleurs intellectuels eux-mêmes «seront eux aussi partiellement remplacés par des algorithmes». Abiteboul et Dowek concluent avec beaucoup de prudence que «L’histoire donnerait plutôt raison à ceux qui voient dans l’augmentation de productivité une occasion de fabriquer plus en travaillant autant et dans la fin du travail, un mythe» (p. 81). Ils poursuivent leur analyse en affirmant (p. 84): «Au temps des algorithmes le gâteau est donc plus gros, mais beaucoup en obtiennent une part plus petite, en valeur relative, et même en valeur absolue». Et ils ajoutent (p. 85): «A chaque époque de l’histoire, l’évolution des techniques a changé les cadres de la pensée politique: pas d’Hamurabi sans écriture, de Luther sans l’imprimerie, de Marx sans machine à vapeur, et la question politique essentielle qui se pose à nous n’est pas celle de la diminution du chômage ou du devenir des facteurs, mais celle de la répartition des richesses créées, sans travail, par des robots et des algorithmes.» Ils en viennent donc tout naturellement à questionner la notion de propriété. Ce questionnement est élargi au chapitre neuf en abordant l’émergence d’une économie de la gratuité. Les auteurs y saluent (p. 93) l’émergence de véritables nouveaux modes de développement industriels qui annoncent «peut-être un déclin, sinon une disparition, de la notion de propriété». Et ils poursuivent (p. 94): «l’équilibre concurrentiel est remplacé par une autre loi: le vainqueur remporte le tout.»
Quant au chapitre dix, il est isolé et concerne le thème de la gouvernance. Il souligne (p. 102) que nos institutions ne se sont pas encore réellement adaptées au développement des techniques de communication, «ce qui participe à leur obsolescence, et au-delà, à la défiance grandissante des citoyens à leur égard».
Les quatre chapitres suivants sont en revanche regroupés: ils traitent tous des aspects juridiques des algorithmes. Le chapitre onze s’intitule «Un algorithme dans la cité». Il questionne en effet le fait que certains penseurs contemporains suggèrent de considérer comme «membres de la cité» non seulement des êtres humains et des groupes humains mais aussi «les robots, les logiciels et les algorithmes» (p. 109). Il souligne (p. 114) qu’actuellement, «nous ne sommes pas capables de concevoir des algorithmes qui aient l’empathie nécessaire pour tenir compte de la complexité humaine de chaque cas».
Le sujet du chapitre suivant est la responsabilité des algorithmes. Il y est affirmé (p. 117) qu’elle incombe «à ceux qui les conçoivent et les utilisent ». Les auteurs analysent certains cas. Ainsi ils notent (p. 118) que le retard au développement de voitures sans conducteur est imputable notamment au fait que l’on n’est pas encore capable de définir les règles de bonnes conduites à incorporer aux «algorithmes-conducteurs». Dans le domaine financier, ils remarquent (p. 124) que les algorithmes de décision boursière d’achat et de vente «prennent des décisions beaucoup plus rapidement, ils sont extrêmement uniformes dans leurs choix et ils sont beaucoup moins contrôlés que des humains». Et ils ajoutent que, dès lors, la solution est «d’instaurer de nouvelles règles d’organisation des marchés financiers, qui tiennent compte des spécificités des algorithmes. Il faut aussi que ces nouvelles règles incitent les banques à se concentrer sur leur rôle historique d’organisation du marché de l’épargne.»
Le chapitre treize se focalise sur les données personnelles et la vie privée. Il conclut comme suit (p. 137): «Contre les gouvernements, les solutions pour aller vers plus de protection des données personnelles sont d’abord politiques. Contre les entreprises, il n’est pas surprenant qu’elles soient d’abord économiques. Contre les assauts du temps, les solutions sont avant tout personnelles: c’est à nous de choisir ce dont nous voulons nous souvenir».
Au chapitre suivant, les auteurs affirment (p. 146) que les algorithmes «peuvent être plus justes que les humains, ils peuvent apporter plus de transparence dans les procédures administratives, ils peuvent offrir un traitement plus personnalisé qui tient compte de la diversité des membres de la cité. Mais ils peuvent faire exactement le contraire».
Viennent ensuite deux chapitres, encadrés chacun d’un dialogue avec le robot.
Le premier, traite des liens entre l’informatique et l’écologie et remarque (p. 151) que cette dernière conduit à «des systèmes complexes de production et de distribution, à des modèles économiques qui ne peuvent être employés avec succès qu’en s’appuyant sur des algorithmes d’optimisation, des systèmes de gestion de flots, des réseaux sociaux, des services web, etc.».
Les deux auteurs suggèrent des pistes d’amélioration écologique, en particulier: optimiser le trafic des vidéos, utiliser l’énergie thermique fournie par les ordinateurs des
data centers pour chauffer des bâtiments, produire des objets plus durables.
Le second chapitre isolé est relatif à l’enseignement de l’informatique. Abiteboul et Dowek y font notamment un plaidoyer pour cet enseignement arguant (p. 157) du fait que la connaissance de l’informatique est nécessaire «pour vivre dans notre monde où les algorithmes sont omniprésents, ensuite pour y travailler».
Quant aux chapitres suivants, les derniers, ils apparaissent associés, sous un thème à nouveau non exprimé et qui me paraît difficile à expliciter: peut-être tentent-ils tous de répondre à la question: quelles tendances se dessinent-elles pour l’avenir?
Le chapitre 17 a pour titre «L’humain augmenté». Pour traiter ce sujet, les auteurs se placent dans une perspective longue. Leur conclusion me paraît particulièrement justifiée et scientifiquement bien établie lorsqu’ils affirment (p. 176): «L’écriture, l’alphabet, l’imprimerie, puis l’informatique nous ont augmentés. Et il est remarquable que le discours de leurs contempteurs soit resté aussi stable au cours des siècles». Et en revanche, je suis beaucoup plus dubitative quand Abiteboul et Dowek, à propos des raisons amenant à mettre en questions la singularité de l’homme, affirment (p. 169) que le langage, «que nous croyions être l’apanage de l’humanité», se révèle déjà présent à un degré moins élaboré ailleurs dans le règne animal. Faisant écho à de très nombreuses publications récentes en linguistique qui croient pouvoir affirmer le caractère identifiant du langage pour l’Homo sapiens depuis peut-être 150.000 ans, Dehaene (mathématicien et titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France) affirme au contraire (2014,
Le code de la conscience, Odile Jacob pp. 340-344) «bien que nous partagions la plupart, sinon la totalité de nos processeurs cérébraux avec d’autres espèces animales, le cerveau humain pourrait bien s’avérer unique dans sa capacité de combiner ces ‘modules’ dans des représentations composites, pour former un véritable ‘langage de la pensée’. […] Cette capacité combinatoire pourrait bien être l’ingrédient crucial qui démultiplie nos facultés mentales. L’unicité de l’espèce humaine est peut-être à rechercher dans la façon particulière que nous avons de formuler nos idées à l’aide de structure symboliques enchâssées les unes dans les autres. C’est la récursivité […]
Venons-en au chapitre 18: il a pour titre: «Un algorithme peut-il être intelligent?». La réponse à cette question, remarquent Abiteboul et son co-auteur (p. 177), présuppose la définition de l’adjectif intelligent et aussi celle de l’expression «intelligence artificielle». Pour cette dernière, la définition de Minsky, énoncée par celui-ci dans le prolongement du fameux «test de Turing», est alors proposée (p. 179): c’est la «science de faire faire à des machines des choses qui demanderaient de l’intelligence si elles étaient faites par des humains». Et les deux auteurs de poursuivre (p. 181) que «le principal enseignement d’un demi siècle de recherches en intelligence artificielle» c’est qu’il y a différentes variétés d’algorithmes (traitement de la langue, jeu d’échec, etc.), ce qui ne fait que confirmer le constat déjà ancien des psychologues relatif à la diversité des formes d’intelligence. Ils en concluent (p. 182) que «le concept d’intelligence est un pseudo-concept» qu’il faut abandonner.
Dans l’avant dernier chapitre, ils prolongent leur raisonnement (pp. 184-185): «dissoudre l’idée d’intelligence dans une multitude de facultés contribue à estomper encore un peu la frontière qui sépare l’homme de la machine. […] La différence entre l’homme et la machine nous semble davantage une différence de degré que de nature […]». Finalement, Abiteboul et Dowek notent qu’il «semble cependant nous rester encore deux ou trois petites choses que nous ne partageons peut-être pas encore avec les ordinateurs: la créativité, les émotions et la conscience».
Le dernier chapitre insiste une dernière fois sur le fait que nous sommes «au temps des choix». Et il reprend en écho des éléments du premier chapitre en se contentant d’être plus affirmatif: «Avec les algorithmes, Homo sapiens a enfin construit un outil à la mesure de ses aspirations, un outil qui rend possible la construction d’un monde… plus juste, s’il le choisit».
Marie d’Udekem-Gevers
marie.gevers@unamur.be
Faculté d’informatique
Université de Namur