A l'occasion du NAM-IP D@y
14 juin 2018
Alan Turing est né en 1912.
Konrad Zuse est né en 1910 (il est de deux ans l'aîné de Turing).
Alan Turing aura un parcours fulgurant de mathématicien et de logicien de génie qui dès l'âge de 24 ans (1936) se fait connaître par son article On Computable Numbers, with an application to the Entscheidungsproblem. Cet article décrit notamment ce que l'on appellera la «machine de Turing»: la vision d'une mécanisation à l'infini des problèmes mathématiques.
Et l'on a des preuves qu'Alan Turing connaissait suffisamment bien l'allemand pour avoir lu dans le texte les ouvrages de J. Von Neuman, Mathematische Grundlagen der Quantendynamik ou le Grundzüge des theoretischen Logik de Hilbert. Certainement que cette connaissance de l'allemand l'aidera dans ses hypothèses bayésiennes pour accélérer les programmes de déchiffrement des machines à crypter allemandes Enigma, puis Lorenz, à Bletchley Park au début de la guerre 1940-1945.
Il avait d'ailleurs fait plusieurs voyages, même à bicyclette, en Allemagne en 1932 et 1934. Et, peut-être, encore une fois peu avant les accords de Münich (septembre 1938).
On voit aussi qu'il est repéré par les chercheurs allemands les plus pointus comme Heinrich Stolz qui a créé à Münster la première chaire universitaire en «logique mathématique». Celui-ci demande à Alan Turing dès 1937 un tiré-à-part de son article de 1936 et lui fait savoir qu'il en adopte les principes pour son nouvel Institut!
C'est Stolz qui engagera, sous l'uniforme militaire, le jeune et brillant mathématicien Gilbert Hasenjager qui deviendra l'artisan des améliorations du cryptage des Enigma allemandes dans le cadre du Chiffrierabteilung des Oberkommandos der deutschen Wehrmacht (OKW)… Hasenjager s'apercevra vers 1970, quand les secrets autour des travaux de Bletchley Park commenceront à être dévoilés, que son principal adversaire en Angleterre avait été Alan Turing; et l'on a épinglé sa réflexion: «si cela n'avait pas été ainsi – décryptage des messages grâce à Turing – la guerre aurait duré plus longtemps et la première bombe atomique ne serait pas tombée sur le Japon… mais sur l'Allemagne!».
Konrad Zuse était né à Berlin. Il était devenu ingénieur civil en construction à la Haute École Technique de Berlin. Plus tard, il fera un doctorat en logique mathématique à Darmstadt. Konrad Zuse est un constructeur. Il est engagé par la firme Henschel qui fabrique des avions. Il sera exempté de service dans l'armée pour y poursuivre son travail, notamment sur les profils des ailes des premières bombes volantes. Dans ses loisirs il poursuit ses constructions de machines à calculer. Il deviendra également très vite un entrepreneur en créant sa propre société Zuse Ingenieurbüro dès 1941.
Dans le salon de ses parents, à Berlin, il bricole, dès 1936, un premier calculateur mécanique et électromécanique: le V1 (il en fera une reconstitution à l'identique après la guerre: on peut la voir au musée technologique de Berlin). Concepteur et constructeur, il va immédiatement créer des modèles plus performants de sa machine à calculer programmable (le programme est sur des bandes de films perforées) qui travaille en binaire: le V2 et le V3. Ce dernier sera détruit lors d'un bombardement de Berlin. Mais Konrad Zuse se remet immédiatement à la création du V4 (qui sera rebaptisé Z4 (comme ses prédécesseurs deviendront Z1, Z2, Z3 pour ne pas être confondus avec les V1, V2, ces bombes volantes destructrices dont les calculateurs de Konrad Zuse ont calculé la voilure). En effet, durant la guerre, le Ministère allemand des finances va financer ses recherches, bien qu'il ne soit ni militaire, ni inscrit au parti Nazi. Les notes des années 1938 à 1941 qu'il publie dans son autobiographie The Computer, my Life (1993) décrivent le fonctionnement d'un ordinateur. Mais il ajoute: «Malheureusement je n'étais pas encore au courant du travail publié par Turing. Son travail sur les Computable Numbers est désormais connu de tous les experts. L'approche de Turing allait de la logique mathématique vers un modèle de machine à calculer. Mais moi j'avais choisi la voie exactement opposée». C'est-à-dire: concevoir et créer un mécanisme capable de programmer des calculs!
Après les premiers bombardements de Berlin, par prudence, il fait transporter, en février 1945, son Z4 en construction, à Göttingen par un camion militaire… puis, devant le risque que son invention puisse tomber aux mains de l'URSS, il fait tout transporter dans les Alpes bavaroises, à Hinterstein (Bad Hindelang). C'est là qu'en 1949, le mathématicien Eduard Steifel de l'ETH de Zürich, après une tournée aux États-Unis pour s'informer sur les créations de calculateurs électroniques, fait une démarche pour acquérir cette machine qui arrive à Zürich à partir de septembre 1949. Première «vente» significative d'un calculateur programmable électromécanique travaillant en binaire et construit par la ZUSE KG (Kommanditgeselschaft).
Konrad Zuse ne connaîtrait donc pas l'existence et les travaux d'Alan Turing en ces années de la fin et de l'immédiat après-guerre? On trouve une note manuscrite de Konrad Zuse dans ses Archives (très bien présentées dans le site web qui leur est consacré www.zuse.zib.de), note datée de 1946 ou 1947 qui mentionne: «A.M. Turing: occupé à peu près depuis 1934 à l'automatisation des calculs numériques. Cette vision sera mise en pratique dans l'application développée par H. H. Aiken entre 1937 et 1944: création d'un automate de calcul électromécanique Mark I». Et Zuse renvoie à un texte de Aiken et Hopper de 1946 qui décrit leurs travaux dans une revue d'ingénierie américaine. On sait donc que Zuse suivait attentivement les développements anglo-saxons dans le domaine de ses propres inventions. Une note dans ses archives, tapée à la machine, également datée de 1946-47 (référence: 0010/009) s'intitule: Vergleich der amerikanischen Rechengeräte MIT und ENIAC mit Zuse-geräten (Comparaison des appareils à calculer américains du MIT et ENIAC avec les appareils Zuse. Il s'agit d'une comparaison technique (avec beaucoup de points pour lesquels Zuse dit ne pas avoir le renseignement technique précis pour les machines américaines) mais également d'une sorte de panégyrique commercial de ses propres constructions!
Mais, visiblement, à partir du transport du Z4 à Hinterstein où Zuse allait y travailler avec occasionnellement l'aide de l'un ou l'autre ami de passage, Zuse ne quitte pas les Alpes bavaroises durant de nombreux mois. Là, il se trouve d'abord dans une zone d'occupation contrôlée par les Français. La zone passe ensuite sous le contrôle des américains. C'est à ce moment que, sur les indiscrétions du fermier qui abrite sa machine, une «duchesse anglaise» qui résidait dans ce village semble avoir prévenu les «alliés» de l'existence possible d'une «bombe volante»… deux officiers anglais viendront en inspection. Zuse leur montrera son V4/Z4 qui ne les intéressera pas. C'est dans ce contexte qu'on trouve dans son autobiographie la mention suivante: «à peu près au même moment, les Anglais avaient appris à Göttingen qu'il existait une mystérieuse machine à calculer». Zuse n'y était pas?
Parallèlement, on sait que, dès la fin de la guerre, le National Physical Laboratory (NPL) anglais à Teddington avait engagé Alan Turing et Tommy Flowers, les deux développeurs des Bombes, puis du Colossus, à Bletchley Park. Là, ils sont mis au travail sur un projet de grand calculateur (l'ACE – Automatic Computing Engine – qui ne fonctionnera quà la fin des années 1950-1958). Mi-juillet 1945, le NPL envoie Turing et Fllowers, pour une mission d'espionnage scientifique en Allemagne. Ils sont pris en charge par les militaires américains et vont inspecter le Laboratorium Feuerstein près de Munich où ils ont contact avec le Professeur Vierling qui sera arrêté comme «Nazi» après cette inspection. Le Rapport de Turing sur cette visite est plutôt méprisant: peu de choses intéressantes à voir (et il s'est principalement intéressé au domaine auquel il s'était surtout consacré depuis 1942-1943: le cryptage des messages téléphoniques). Dans le Rapport américain sur cette visite, on signale «le développement d'une machine à calculer qui pourrait résoudre instantanément des équations de force N à la sixième puissance… La machine devrait être utilisée pour résoudre des équations pour le dessin d'avions à grande vitesse et pour le dessin de projectiles, travaux, qui, jadis, prenaient 14 jours…».
Mais: aucune mention explicite des travaux de Konrad Zuse.
C'est juste avant ce voyage qu'Alan Turing prend connaissance du Rapport, de son ancien professeur de Princeton (USA), John von Neuman First Draft of a Report on the EDVAC (Electronic Discrete Variable Automatic Computer). Un Rapport qui fera date dans l'histoire de l'informatique.
Ce Rapport va probablement orienter les recherches d'Alan Turing et le convaincre de rejoindre l'autre professeur et collègue de Bletchley Park, M.H.A. Newman qui avait réussi à faire transporter dans son laboratoire de l'Université de Manchester, sept tonnes de matériels qui ne servaient plus à Bletchley Park. Alan Turing est engagé à Manchester en mai 1948 et va contribuer, là, au développement du Manchester Baby (appelé parfois MARK I comme la machine créée par Aiken…!). Il en écrira le manuel d'utilisation et tous les premiers programmes.
Mais nous sommes là bien au-delà des seules dates autour desquelles une éventuelle rencontre entre Turing et Zuse pourrait avoir eu lieu, bien qu'on ne trouve aucune mention de ce fait ni chez l'un ni chez l'autre!
Fin de l'été 1947, et toujours dans le climat d'inspection militaire doublé de craintes suscitées par la guerre froide avec l'URSS, un examen de l'état de la recherche sur les calculateurs électroniques est organisé par les anglais du National Physical Laboratory (NPL) où Alan Turing avait travaillé depuis la fin de 1945 et dont le patron venait de lui conseiller de reprendre des activités académiques à Cambridge sous forme d'une sorte d'année sabbatique. Pour rendre les choses plus «aimables» pour les Allemands, la réunion est présentée comme un colloque scientifique à l'Université de Göttingen auquel sont invités, du côté anglais: John Wommersley (le patron de Turing au NPL), Arthur Porter et Alan Turing (?). Du côté allemand, il semble qu'aient été invités Alwin Walther (qui travaillait sur une machine à différentiel à Darmstadt depuis 1941), Helmut Schreyer (chercheur sur des outils électroniques depuis 1941 qui avait travaillé avec Konrad Zuse) et, selon une source, Konrad Zuse (travaillant sur des calculateurs à relais depuis 1939).
Selon une autre source, les souvenirs du Professeur Heinz Billing qui avait relancé la première Haute école de Calculateurs à Göttingen: «En 1947, une Commission anglaise vint à Göttingen pour vérifier où l'on en était en Allemagne dans la guerre des computers (computerei). Il y avait là des gens célèbres comme John R. Wommersley qui pendant la guerre déjà avait travaillé au Colossus, l'ordinateur secret britanique, et aussi le célèbre Alan M. Turing». Mais, dans un article publié en 2013, Herbert Bruderer, l'historien de la Haute École Technique de Zurich, met en doute cette rencontre sur base de l'interrogation d'autres témoins parmi lesquels on trouve le fils de Konrad Zuse, Horst Zuse. Billing aurait amené le nom de Turing parce que ce nom était plus connu au moment où il communiquait ses souvenirs!
Par ailleurs Konrad Zuse mentionne une mission qu'il fit lui-même au NPL à Teddington (Angleterre) du 15 février au 4 mars 1948. Mais il ne mentionne aucunement Alan Turing qui avait repris un enseignement à Cambridge et qui allait être engagé à Manchester en mai 1948. Cette mission confirme l'intérêt et le suivi qu'exerce Konrad Zuse pour les projets anglo-saxons. Il mentionne à cette occasion, dans ses mémoires, l'effervescence qu'il voit se développer autour de la création de calculateurs électroniques des deux côtés de l'Atlantique. Et, dans un contexte où il évoque la reconstruction de son V4, rebaptisé Z4, dans un endroit retiré de Bavière (Hinterstein), il se vante «On s'est donné beaucoup de peine pour suivre ma piste… mais sans succès». La conclusion de l'enquête de Bruderer (2013) «savoir si Alan Turing a pu réellement interroger Konrad Zuse reste un problème de décidabilité (Entscheidungsproblem) insoluble»!
Ma conclusion sera à la fois plus nuancée et plus catégorique. Il y a peu de chance qu'au Colloque de la fin août 1947 à Göttingen Alan Turing et Konrad Zuse se soient trouvés dans le même auditoire. Konrad Zuse était un entrepreneur pragmatique qui songe sans cesse à protéger une invention industrielle presque opérationnelle et qui pourrait rentabiliser ses ateliers. Il en connaissait la valeur commerciale potentielle et tentait d'exploiter sa «marque», la Zuse. Et, de plus, c'était un homme du hardware, un fabricant de machines. Dès 1941 il avait créé son entreprise de construction de machines de bureau la Zuse Ingenieurbüro und Apparatebau à Berlin; en 1946 il transfert le siège de ses activités à Hopferau. La firme se transforme en Zuse KG (Kommanditgeselschaft) basée à Neukirchen (Hünfeld) en 1949 et sera, semble-t-il, la première à vendre et installer des «computers» chez des clients très peu avant la vente des premiers UNIVAC de l'autre côté de l'Atlantique. En 1947, Zuse est en contact avec IBM, puis avec la filiale de Remington-Rand en Suisse à laquelle il vend, dès 1948, une machine inventée et construite par son atelier (une machine à perforer avec système de calcul). Puis, en 1949, son Z4 à l'ETH de Zürich ! En face, Alan Turing est un théoricien génial. Mais, selon le recoupement des différents portraits et témoignages sur sa personne et sur sa façon de travailler, c'est un expérimentateur brouillon qui s'intéresse plus à la logique, à l'analyse, à la programmation. C'est un homme du software!
Les deux hommes pouvaient difficilement avoir beaucoup d'atomes crochus qui les auraient humainement attirés lors d'une éventuelle présence dans un colloque universitaire! Mais, au terme de cette enquête, je pense qu'ils ne se sont jamais rencontrés.
R.-Ferdinand Poswick,
Namur, le 14 juin 2018
Bibliographie :
• Konrad Zuse, Vergleich der amerikanischen Rechengeräte MIT und ENIAC mit Zuse-Geräten, Document – ZIA ID: 0326, Konrad Zuse Internet Archive, 1947
• The National Physical Laboratory, Reports, 1947, Overseas Visit of N.P.L .Staff (January-April 1947), Turing Archives (communication: courtesy of Sir Dermot Turing)
• Sara Turing, Alan M. Turing. Centenary Edition. Cambridge University Press, 2012, 169 pages, ISBN 978-1-107-52422-4 (première édition: 1959)
• Konrad Zuse, The Computer – My Life, Springer-Verlag,, 1995, 246 pages,
ISBN 0-387-56453-5 (original: Berlin 1984, 1991)
• Helmut Böttiger, Konrad Zuse. Erfinder, Unternehmer, Philosoph und Künstler, Michael Imhof Verlag, 2011, 128 pages, ISBN 978-3-86568-743-2
• Rainer Glaschick, Norbert Ryska, Alan Turing und Deutschland : Berührungspunkte, Informatik-Spectrum, August 2012, Volume 35, Issue4, pp. 295-300
• Herbert Bruderer, Did Alan Turing interrogate Konrad Zuse in Göttingen in 1947?, ETH Zurich, 2013, Essay – ZIA ID: 0750 Konrad Zuse Internet Archive
• Herbert Bruderer, Meilensteine der RechenTechnik zur Geschichte der Mathematik und der Informatik, De Gruyter, Oldenbourg, 2015, ISBN 978-3-11-037547-3
• Dermot Turing, Prof Alan Turing decoded. A Biography by Dermot Turing, The History Press, 2015, 320 pages, ISBN 978-1-84165-643-4
R.-Ferdinand Poswick, osb,
Administrateur du Computer
Museum NAM-IP