Née en 1978, Elsa Godart représente, en psychanalyse, la génération qui n’a connu, depuis ses prises de conscience, qu’un monde gouverné par l’Internet et par les téléphones portables! Son cheminement l’amène à une attitude «clinique» par rapport aux pathologies et traumatismes générés par cette culture du numérique omniprésente. Sa réponse à la question très négative du titre qu’elle a choisi pour son livre est déjà donnée aux pp. 15 et 16:
«Si nous estimons que la psychanalyse peut apporter un regard sur le contemporain, c’est parce qu’elle porte dans son ADN les ressorts capables de résister à ce qui nous trouble. De fait, elle donne accès à la singularité du sujet dans un monde qui est de plus en plus objectivant, et dont les critères scientifiques de plus en plus systématiques frisent la réduction de l’homme à un algorithme; la psychanalyse maintient un discours de désaliénation et vise à la reconnaissance du désir; elle promeut la différence (chacun est unique et donc différent, le symptôme rend différent, la pathologie mentale est différence, etc…) dans un monde qui vise le conformisme et la normativité. Enfin la psychanalyse reste et demeure une pratique humanisante dans une médecine de plus en plus organiciste et utilitariste.».
Parmi les facteurs pathologiques, Elsa Godart dénonce un «néo-analphabétisme» provoqué par le «tout-image»:
«Le risque de l’image (eidôlon) c’est le privilège de la forme au détriment du fond, c’est l’inconsistance du visible qui s’échoue dans l’éphémère et l’instantané, c’est la domination des affects et du sensible sur l’intelligible» (p.28).
Et cet abus d’image est le socle d’un monde de la «jouissance narcissique» (p.35). Contre cette dépréciation du «mot» , de la « parole », la psychanalyse apporte une antidote précise:
«Il est important de restituer la parole au sujet, car c’est la parole qui fait surgir le sujet. Et la psychanalyse reste ce lieu de parole où le sujet préserve sa subjectivité » (p.53).
Mais devant tout ce qui apparaît comme des excès liés à ce monde superficiel et fugace (hyperactivité, burn-out, folie d’avoir, smartphone doudou maladif, pathologie du moi, ego-trip, narcissisme social, narcissisme du regard, culte du corps, storytelling commercial dont on est le héros, angoisse, vide, solitude, otaku ou geek à la japonaise et repli social pathologique de l’hikikomori japonais, etc.) provoqués par les environnements médiatiques changeants, la psychanalyse est invitée «à élaborer une nouvelle clinique des limites» (p. 56).
«Le storytelling devient l’emblème d’une subjectivité éclatée où la parole est confisquée. Or sans acte de parole, il ne peut y avoir de sujet. Nous savons bien que c’est la parole qui fait surgir le sujet. C’est dans la parole quand elle est à l’adresse de l’autre que se joue la validité de notre existence. C’est peut-être sur le plan du langage que se situe l’un des écueils les plus interrogatifs de notre monde contemporain. Le sujet qui ne se dit pas, qui ne se raconte pas n’existe plus» (p. 95).
La limite par excellence, c’est la mort que tente d’étouffer, d’oublier la culture de la jouissance narcissique:
«Peut-être parce que de la mort, précisément, nous ne voulons plus entendre parler. La mort n’est-elle pas devenue l’un des derniers tabous contemporains? Si naturelle pour nos aînés de l’Antiquité, tellement anxiogène pour nos contemporains jouisseurs, la mort, comme la fin du temps, comme la fin de la présence, comme la fin de la jouissance, est devenue une «pensée» intolérable qu’il faut combattre à tout prix.… Quel que soit le développement (techno-scientifique) de l’humanité et son apparente puissance, l’homme n’échappe (toujours) pas à sa condition. Le narcissisme social, c’est la béquille de la condition humaine hypermoderne, le placebo contemporain face à l’angoisse de la mort, le pharmakon (à la fois remède et poison) d’une humanité en pleine métamorphose» (pp. 83-84).
Face à ce climat de jouissance narcissique
«la psychanalyse de facto est une résistance à cet idéal de jouissance généralisée pour la simple raison qu’elle rappelle le primat du désir. Elle ne défaille pas pour autant à penser ses mutations de la jouissance sociale. Elle montre au contraire la prise du sujet dans ces dispositifs, sauf à montrer comme la jouissance fait barrière au désir, sur le quel il y lieu pour le sujet de ne pas céder.» (p. 88).
Face à ces troubles générés par notre société numérisée
«la psychanalyse est une thérapie : depuis la philosophie antique, cela signifie notamment qu’elle est un «soin»; un soin apporté aux maux de l’âme, et en cela elle est une psycho-thérapie, au sens originel du terme, c’est-à-dire un «soin de l’âme», capable de nos détourner des «passions» qui nous font souffrir, et dont le fonctionnement repose sur la parole (une talking cure), l’écoute, la reconnaissance des symptômes singuliers et uniques de chaque sujet, un lieu et un temps hors du monde: le temps de l’inconscient est un «hors-temps»; le temps d’une analyse n’appartient ni au psychanalyste ni à l’analysant; le temps de la séance est scandé par les mouvements de l’inconscient… toutes ces temporalités viennent à l’encontre d’une société de l’urgence et de la précipitation. La psychanalyse ne s’évalue ni en termes d’efficacité ni en termes de «rentabilité». Sa finalité est de nous aider à «mieux vivre» avec soi-même et avec le monde. Qui peut chiffrer cela?» (pp. 134-135).
Cela mène notre psychanalyste à rêver d’une utilisation du virtuel au service d’une authentique «communauté humaine»:
«Et si ce qui pourrait être une réponse au malaise civilisationnel que nous traversons se trouvait dans une redéfinition de la culture, du «vivre ensemble», du lien à l’autre et plus particulièrement du lien social? Et si la force du virtuel était, non seulement de nous permettre de nous «connecter» à l’autre, mais aussi de nous «mettre en lien», Et si derrière cette crise que nous traversons se trouvait une occasion de fonder une humanité sociale et collective, au cœur de laquelle le collaboratif, le partage, le souci de l’autre ne serait pas qu’un horizon? C’est là que pourrait se jouer un sixième discours, qui serai social, au sein duquel al parole serait élaborée, porteuse de sens et de création, signifiante de lien. Un sixième discours qui serait reconnaissance de subjectivités (et non pas négation) au sein d’une communauté humaine – même virtuelle?» (p. 141).
Une telle humanité en communication authentique ne peut avoir comme fondement que le caractère créatif/créateur de la liberté humaine:
«Du désir à la création, il n’y a qu’un pas. Si l’époque de l’hypermoderne peut être inhibante, presque castratrice, elle peut aussi être une formidable source créatrice. La puissance de la subjectivité réside précisément dans sa capacité à inventer le monde en permanence, que ce soit en étant un animal laborans ou un homo faber, que ce soit dans sa possibilité de travail ou de faire œuvre, l’homme porte en lui une faculté de transformation et de création du monde.» (p. 154).
«C’est bien parce que l’esprit est inhérent à ce qu’est l’homme et la création l’un des ressorts principaux de notre humanité, que nous devons continuer à œuvrer. Il s’agit désormais de faire de sa vie une œuvre en laissant place au désir créateur, et ainsi de pouvoir coconstruire un monde capable de préserver la parole, l’action et le lien» (p. 155).
L’Auteure termine son livre par une citation d’Edgar Morin (dans Connaissance, ignorance, mystère, Fayard, 2017) à laquelle elle ajoute son commentaire:
«La vie est un phénomène extraordinaire dans l’univers physico-chimique, d’autant plus extraordinaire qu’elle en est issue en cessant de lui ressembler. Tout est étonnant en elle, organisation, reproduction, qualités émergentes. Et pourtant, tout est trivialisé comme si l’évidence de la vie ne faisait pas question. Seul l’esprit poétique, qui revient parfois en chacun, s’étonne, s’émerveille, se désole de vivre» - La vie la mort l’amour s’expliquent scientifiquement (au moins jusqu’à un certain point), mais qui songerait à réduire ces trois phénomènes à la seule clé du chiffre ? Notre humanité passe par l’inexplicable, le mystère est au cœur de ce qui fonde l’homme. L’inconscient est aussi ce qui en témoigne. Bien que notre monde soit celui d’un scientisme chevronné où la matière grignote toujours plus l’immatérialité, l’inconscient, qu’il s’exprime dans nos actes manqués, dans la vie onirique ou poétique, qu’il soit pulsion ou symptôme … l’inconscient est, et reste, la traduction d’un désir – d’un désir insaisissable dans l’immanence, dont seulement quelques fragments se laissent appréhender sur le divan d’un analyste. Un désir qui œuvre dans et pour notre humanité. Un désir qui reste un mystère.» (p. 162).
Mais, attention! Cet homme «vraiment humain» à promouvoir d’urgence et par priorité est terriblement menacé par des créatures et des créations virtuelles sans conscience ni empathie:
«Le Net et ses êtres numériques viennent se substituer au psychanalyste, à l’éducateur, au médecin, au directeur de conscience, au leader politique. Les avatars et les love dolls se mêlent aux partenaires de chair, de sang et… d’esprit! Les Führer d’aujourd’hui savent que les foules sont devenues virtuelles, que la psychologie des masses et l’intoxication idéologique exigent la propagande et la manipulation des réseaux sociaux». (p. 166)
, comme le souligne la Postface de Roland Gori.
R.-F. Poswick