Un livre à deux voix. Laurent Alexandre est déjà bien connu par ses bestsellers de prospective dans le monde du numérique: La Mort de la mort (2011) et La Guerre des Intelligences (2017). L’homme politique Jean-François Copé n’est pas un spécialiste du domaine, mais il montre, par son effort de dialogue avec Laurent Alexandre, qu’au moins un «politique» français veut se faire connaître comme actif dans ce champ de la nouvelle culture numérique sur base d’une réflexion critique et prospective dans un domaine qui va conditionner l’avenir immédiat et plus lointain de toutes les sociétés sur la planète!
Si l’on suit un peu les domaines couverts par le questionnement de ce dialogue, on n’apprendra évidemment rien de bien nouveau. Laurent Alexandre est persuadé que les humains sont déjà absorbés par un transhumanisme (p. 31) qui élimine la conception d’un absolu (Dieu) au-delà de l’humain (pp. 25-26). Un humain transhumaniste qui sera hybridé avec des implants intracérébraux à partir de 2035 afin qu’il puisse garder le contrôle des réseaux d’Intelligence Artificielle (pp. 32-33). Les choix d’unions conjugales seront sélectivement améliorés grâce aux Big Data des Intelligences Artificielles en ligne; et l’on n’hésitera plus à augmenter artificiellement le quotient intellectuel des futurs remplaçants de l'homo sapiens (p.36). L. Alexandre doit heureusement reconnaître que
«l’Intelligence Artificielle dépasse l’homme dans un nombre croissant de secteurs. Mais, elle ne possède aucun bon sens, aucune conscience du monde et d’elle-même. Son nom est usurpé. Dans cette guerre, c’est la bêtise crasse de l’IA et non pas sa subtilité qui constitue paradoxalement le meilleur allié des géants du numérique » ( p.45).
Pour L. Alexandre, l’Europe est actuellement larguée par les États-Unis et la Chine dans la course à la maîtrise mondiale à travers les réseaux créés et animés par l’IA. Il appelle de ses vœux et de façon urgente une vision plus positive sur les maîtrises à faire acquérir par les générations montantes (p.74). Et il ne peut que constater que tout ce contexte pèse sur le «politique», la classe politique, l’organisation de la société:
«Nous n’avons pas les outils pour réguler des pouvoirs démiurgiques arrivés trop vite. Le décalage de rythme entre l’explosion technologique et la capacité d’évolution des institutions est un problème central de ce siècle. Pour le dire autrement: les politiques sont condamnés à être dans un continuel retard, donc en dissonance, avec les technologies. C’est la capacité même du politique à 'piloter' la société qui est remise en cause. On ne conduit pas un bateau en fond de cale» (p. 106).
Et cela parce que
«nous rentrons dans un monde où il y aura de moins en moins de différences entre l’humain et la machine, l’online et l’offline, le virtuel et le physique. Échapper à la technologie deviendra aussi difficile que d’échapper à la gravitation terrestre. Nous rentrons dans l’univers de la gouvernementalité algorithmique. Un mode de gouvernement inédit» (p.108)
cette «gouvernance», c’est bien la «cybernétique» prophétisée par Norbert Wiener (1894-1964) et qui devrait s’appliquer à toutes les lois de l’évolution du vivant (1948)! Dans cette évolution, le danger le plus grave selon L. Alexandre serait une vraie
«manipulation de tous les cerveaux par des régimes totalitaires» (pp. 118-119)
…ce que j’avais souligné dans ma contribution: Face aux terreurs, développer le spécifique humain (NAM-IP/INFO, 2018/1).
Pour Jean-François Copé, le politique doit agir et trouver les moyens d’agir vite et de façon coordonnée, d’abord en France, mais, de façon urgente, dans une vigoureuse entente européenne sur tous les domaines qui font l’Intelligence Artificielle, en commençant par un regroupement de tous les fournisseurs de réseaux de communication qui sont en première ligne et qui, de ce fait, ont un pouvoir direct sur la régulation de ces domaines. L’Europe s’unissant et agissant dans ces domaines pourrait alors proposer un Yalta de la souveraineté cybernétique à la Chine et aux États-Unis: création d’une convention planétaire à laquelle doivent être associés les responsables des GAFAM et BATX! Le modèle chinois de développement dans ces domaines est fascinant… mais totalitaire (pp. 195-196).
Mais l’Europe peut encore prendre des mesures efficaces si elles sont rapides et concertées au niveau européen. Le domaine de l’éducation devrait être prioritaire (p. 233).
«Il faut une vraie harmonisation à l’échelle européenne. Pourquoi ça marche aux États-Unis et en Chine? Les premiers sont une démocratie et la seconde une dictature. Ce n’est donc pas ça! En revanche, dans les deux pays, on a une unité de territoire, de monnaie, de langue et, surtout, de commandement. L’Europe avance en ordre dispersé!» (p. 237).
À titre d’exemple: les gilets jaunes et leurs casseurs n’ont pu agir que grâce aux GAFAM (par l’intermédiaire des «réseaux sociaux») et l’effet de leurs actions a été souvent d’empêcher le fonctionnement de commerces existants en poussant ainsi le consommateur à acheter à travers Amazone (GAFAM)…!!! (p. 260)!
Ce livre apporte une réflexion stimulante, bien qu’un peu décourageante, dans la mesure où l’on ne voit pas bien comment, dans les systèmes de gouvernance européens tels qu’ils fonctionnent actuellement — (élections à 2, 3, 4, 5 ans qui forment le vrai horizon de la plupart des «politiques»; systèmes de Commissions et de votes parlementaires encore prolongés par des décrets d’application; surveillances anti-trusts; démultiplications linguistiques; niveaux de pouvoirs; organisations administratives lourdes et syndicalisées; etc.) — on peut espérer une accélération intelligente de la maîtrise «politique» des outils qui créent la société numérique!
R.-F. Poswick