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NAM-IP Infos 2019/2 – Préservation
L'ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer)
le premier ordinateur électronique.

Noyé dans les chiffres

Beaucoup d’inventions dans le domaine technologique sont liées au domaine militaire. Ainsi le protocole que nous utilisons tous les jours pour communiquer par Internet : TCP/IP, a ses racines dans le besoin des militaires de garantir une communication intacte même quand une ligne de communication est hors service.

C’est aussi le cas pour l’ENIAC. Mais sa création est certainement aussi due a une coïncidence.

Lorsque les États-Unis sont entraînés dans la deuxième guerre mondiale après le bombardement de leur flotte à Pearl Harbor en décembre 1941, le besoin d’armes nouvelles augmente. Et avec l’invention de nouveaux canons, on a besoin de produire des tables de tir. La production de ces tables est une des activités du Ballistic Research Laboratory (BRL), qui est situé à Aberdeen, dans l’état de Maryland, environ 130 km au sud-ouest de Philadelphie.

Pour faire le calcul de ces tables de tir, le BRL employait des «computers». Ceci est le nom qu’on donnait aux gens (la plus grande partie étaient des femmes qui avaient une bonne connaissance en mathématique) qui faisaient ces calculs sur des machines mécaniques, telles qu’on peut les voir au Computer Museum NAM-IP.

 Comme les armes étaient de plus en plus sophistiquées, les calculs l’étaient aussi et il fallait jusqu’à 40 heures pour terminer une seule table de tir. Au BRL, les nouvelles armes étaient testées et certaines constantes pour les formules de calcul étaient obtenues en filmant la trajectoire. Puis il fallait aussi introduire dans les tables des variables comme l’humidité de l’air, la force et la direction du vent. Pour chaque type de canon, il fallait quelques centaines de ces tables . La durée nécessaire pour exécuter les calculs devenait énorme.

Une première solution

Déjà dans les années 1930 un professeur de la Moore School of Electrical Engineering (disons la faculté des ingénieurs, MSEE) de l’université de Philadelphie avait eu l’idée de construire un Differential Analyser (DA), une machine mécanique, mise au point par Vannevar Bush au MIT, qui pouvait résoudre des équations non-linéaires. Pour obtenir des subsides, il s’était adressé au BRL et le résultat a été la construction de deux de ces machines: une au BRL et une, plus puissante, à la MSEE. Avec le DA, une seule trajectoire pouvait être calculée en 15 minutes, à condition que cette machine très fragile, qui nécessitait trois opérateurs, continue à bien fonctionner pendant ce temps. Au début de la guerre, le BRL exerça son droit sur la machine du MSEE. À la fin de 1942, il y avait plus de cent femmes qui travaillaient six jours par semaine, en deux équipes, pour produire les tables de tir à la MSEE, avec l’aide de machines mécaniques. Mais ça ne suffisait pas: le retard s’accumulait.

Une rencontre fructueuse : Eckert - Mauchly

 En juin 1941 le gouvernement Américain organise un cours d’électronique destiné à des scientifiques, afin de les familiariser avec ce domaine assez nouveau. Ceci, bien sûr, pour anticiper les besoins de la guerre.

Un professeur de physique à la faculté Ursinus College, près de Philadelphie, le Dr John Mauchly, décide de s’inscrire à ce cours. Très intéressé par les possibilités de faire des calculs avec l’aide de l’électronique, il avait déjà rencontré le professeur Atanasoff du Iowa State College, qui avec l’aide de son assistant Clifford Berry, avait construit une machine électronique servant à résoudre des équations différentielles. Cette machine, (plus tard appelée ABC computer), qui n’a pas été complètement achevée, fut abandonnée quand Atanasoff fut appelé sous les armes pour travailler sur le développement du radar. À son retour à l’université, après la guerre, la machine était déjà abandonnée. Mais Atanasoff et sa machine joueront encore un des rôles principaux dans le procès sur la validité des brevets de l’ENIAC.

 Ce cours d’électronique, que Mauchly allait suivre, était organisé à la Moore School, dont on vient de parler plus haut. Il y avait aussi des sessions de laboratoire, et c’est ici que nous rencontrons le deuxième acteur principal, J. Presper Eckert. Celui-ci était encore étudiant à l’époque. Il poursuivait son degré de «master». Mais pendant les vacances, il était instructeur de laboratoire pour le cours que Mauchly suivait. Eckert était déjà reconnu comme un ingénieur exceptionnel.

Mauchly reste comme professeur à MSEE après ce cours et il y écrit, en août 1942, une notice qui plaide pour l’utilisation des tubes électroniques pour faire du calcul. Les autorités universitaires lui disent que c’est probablement quelque chose qui mérite d’être poursuivi «quand on aura le temps». Mais cette notice attira l’attention du troisième acteur : le lieutenant Herman Goldstine.

Lui, c’était un docteur en mathématiques, qui était officier de réserve attaché au BRL. Et pour le BRL, il était le chef de l’équipe des computers féminines qui travaillaient à la MSEE. Son épouse, Adele, mathématicienne elle aussi, se chargeait de sélectionner ces computers, qui pour la plupart avaient aussi une formation mathématique soit comme sujet principal, soit comme sujet complémentaire.

Le Ballistic Research Laboratory entre dans le jeu

Au début de 1943, Goldstine lit donc la notice de Mauchly et se rends compte que cette piste pouvait être une solution pour son problème de retard dans la production des tables de tir. Il ne tarda pas à en parler à ses supérieurs, et une réunion au BRL avec Goldstine, Mauchly et Eckert – ces deux derniers avaient écrit un Report on an Electronic Difference Analyzer – ne tarda pas.

L’armée leur accorda un premier contrat de 150.000 $US pour construire cet analyzer électronique. L’université s’engageait, vis-à-vis de l’armée, à construire et faire fonctionner cet engin, qui n’existait que dans la tête de Mauchly et Eckert, ainsi que d’autres comme Arthur W. Burks et T. Kite Sharpless. Burks avait rencontré Mauchly, et beaucoup discuté avec lui pendant ce même cours spécial, bien que son degré de docteur était en philosophie. Sharpless, lui, était ingénieur. Et la Moore School, bien que de bonne réputation, n’était pas aussi prestigieuse que le MIT.

La machine fut baptisée Electronic Numerical Integrator and Computer (ENIAC), mais son nom de travail était PX (pour Project X).

Les premiers pas

En Juin 1943, le projet démarre avec Mauchly comme consultant principal (mais mi-temps – il continue comme professeur au MSEE) et Eckert comme ingénieur en chef. Pour commencer, l’équipe aura trois research engineers, dont Burks et Sharpless, et neuf ingénieurs dans un deuxième temps. A côté d’eux cinq  laboratory engineers et trois junior engineers. Ces trois derniers étaient des étudiants. Pour compléter quatre techniciens, et une secrétaire.

Le projet démarre en deux pistes. La première, bien sûr, c’est d’«inventer» la machine, la deuxième sera la construction proprement dite. On parlera plus loin de la première.

L’essentiel, pour la deuxième piste, c’est d’abord de se procurer le matériel nécessaire: tubes électroniques, résistances, condensateurs, etc. Mais aussi plusieurs dizaines de kilomètres de fils. Bien que la plupart de ces éléments étaient des composants «standard» , il y avait aussi une guerre en cours et le projet PX était en concurrence avec d’autre projets, tout en n’ayant pas la même priorité qu’eux. Il fallait donc souvent utiliser des astuces ou faire appel à des relations aussi bien chez BRL (Goldstine, maintenant capitaine), que chez les autorités universitaires (notamment le doyen de la MSEE, qui était dans le conseil d‘administration de quelques sociétés dans le domaine électr(on)ique).

La machine utilisera 18.000 tubes électroniques, 7.000 diodes, 1.500 relais, 70.000 résistances. Le temps de vie d’un tube était limité, il fallait donc une arrivée constante de tubes de rechange. Et on avait aussi besoin de châssis pour héberger la construction, des outils, des tables de dessin, des appareils de mesure…encore augmenter, notamment en engageant des wiremen. Ceci était le terme officiel pour les techniciens qui vont tirer ces kilomètres de fils et effectuer les 5.000.000 de points de soudure qui reliaient les composants. Bien qu’on parle de wireMEN, la plupart étaient des femmes (c’était la guerre).

À noter que ce travail de soudure était très mauvais pour la santé : la soudure contenait beaucoup de plomb et les fumées étaient toxiques. Les noms de toutes ces personnes restent dans l’ombre.

Sources:
• Thomas Haigh, Mark Priestley and Crispin Rope ENIAC in Action, Making and Remaking the Modern Computer, MIT Press, isbn 978-0-262-03398-5

• Aussi consulté : Walter Isaacson, De Uitvinders Spectrum Uitgeverij,
isbn 978-90-00-34307-2

Suite au prochain numéro de NAM-IP/Infos

 Ward Desmet